Georges Clemenceau, farouche opposant à la colonisation

, par  J.G.
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Portrait de Georges Clemenceau , XIXe siècle. Peinture d’Edouard Manet.

Je tiens à préciser dès le départ que je condamne les propos de Jules Ferry qui sont terribles et anti-républicains. Honneur au républicain Clemenceau ! Déshonneur au républicain Ferry ! Mais pouvait-on dire en 1885 après son discours à la Chambre des députés que M. Ferry était encore un républicain... ? L’historien Michel Winock, dans son livre Clemenceau, p. 17, rappelle d’ailleurs que “pour Clemenceau, Ferry est un conservateur déguisé en républicain”.

 Jules Ferry, discours à la Chambre des députés du 28 juillet 1885 :

Jules Ferry“Ce qui manque de plus en plus à notre grande industrie, ce sont les débouchés. Il n’y a rien de plus sérieux. Or ce programme est intimement lié à la politique coloniale. Il faut chercher des débouchés.

Il y a un second point que je dois aborder : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures.

Enfin, si la France veut rester un grand pays, qu’elle porte partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes et son génie. Rayonner sans agir, c’est abdiquer, et, dans un temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier rang au troisième ou au quatrième.”

 Réponse de Georges Clemenceau, discours à la Chambre des députés du 30 juillet 1885 :

“En supposant que la théorie de M. Jules Ferry sur les profits des expéditions coloniales soit justifiée, les dépenses de cet ordre ne sont jamais que des dépenses de luxe [superflu]. Il y a à vos pieds des hommes, des Français qui demandent des dépenses utiles, fructueuses [...].

Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent, ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà en propres termes la thèse de M. Ferry, et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures, races inférieures, c’est bientôt dit ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation, et de prononcer : homme ou civilisation inférieurs. Race inférieure, les Hindous ! Avec cette grande civilisation raffinée qui se perd dans la nuit des temps ! Avec cette grande religion boudhiste qui a quitté l’Inde pour la Chine, avec cette grande efflorescence d’art dont nous voyons encore aujourd’hui les magnifiques vestiges ! Race inférieure, les Chinois ! Avec cette civilisation dont les origines sont inconnues et qui paraît avoir été poussée tout d’abord jusqu’à ses extrêmes limites. Inférieur Confucius ! En vérité, aujourd’hui même, permettez-moi de dire que, quand les diplomates chinois sont aux prises avec certains diplomates européens...(rires et applaudissements sur divers bancs), ils font bonne figure et que, si l’un veut consulter les annales diplomatiques de certains peuples, on y peut voir des documents qui prouvent assurément que la race jaune, au point de vue de l’entente des affaires, de la bonne conduite d’opération infiniment délicates, n’est en rien inférieure à ceux qui se hâtent trop de proclamer leur suprématie. [...].

et vous verrez combien de crimes atroces, effroyables, ont été commis au nom de la justice et de la civilisation. Je ne dis rien des vices que l’Européen apporte avec lui : de l’alcool, de l’opium qu’il répand partout, qu’il impose s’il lui plaît. [...] Non, il n’y a pas de droits de nations dites supérieures contre les nations dites inférieures ; il y a la lutte pour la vie, qui est une nécessité fatale, qu’à mesure que nous nous élevons dans la civilisation, nous devons contenir dans les limites de la justice et du droit ; mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ; ne parlons pas de droit, de devoir ! La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires, pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit : c’en est la négation. Parler à ce propos de civilisation, c’est joindre à la violence l’hypocrisie. [...]

Quant à moi, mon patriotisme est en France. Je déclare que je garde mon patriotisme pour la défense du sol national.”

P.S. :

 Dans le livre de Michel Winock, Clemenceau, vous trouverez beaucoup d’interventions de Clemenceau contre la colonisation. Par exemple, p. 102 et 103 :

« Dès le 8 novembre -1881-, Clemenceau interpelle Ferry sur sa politique tunisienne. A la suite d’incursions de tribus Khroumirs venant de Tunisie en Algérie, le gouvernement Ferry avait décidé, avec l’appui du Parlement, une expédition militaire qui avait eu pour conclusion, après la prise de Bizerte en avril, d’imposer au bey de Tunisie le protectorat de la France par le traité du Bardo, en mai 1881. Clemenceau, qui avait refusé avec ses amis de prendre part au vote sur la ratification du traité, ne nie pas que les incidents de frontière pouvaient légitimement entraîner une intervention, mais il suffisait, dit-il d’une courte incursion en Tunisie pour réprimer les tribus pillardes, d’un aller et retour localisé, au lieu de cette guerre de conquête qui risque de perturber l’équilibre international et d’affaiblir les forces françaises continentales. L’anticolonialisme de Clemenceau commence à prendre forme. La colonisation n’est pas encore récusée explicitement pour elle-même, mais en raison de ses formes et de ses abus. Car il voit dans l’aventure tunisienne la patte des intérêts privés de plusieurs compagnies, à la demande de l’agent consulaire à Tunis, M. Roustan. L’orateur ne se contente pas d’allusions vagues. Il ouvre les dossiers de trois affaires qui, à ses yeux, sont à l’origine de l’expédition. Apreté des grandes compagnies, corruption, opérations de Bourse : “Je ne vois, là, dit-il, l’institution de grands débouchés pour notre commerce, la création de comptoirs ou d’établissements industriels, rien, en un mot, qui ressemble à la légitime exploitation des ressources du sol tunisien. Je n’aperçois, dans toutes entreprises dont j’ai parlé, que des hommes qui sont à Paris, qui veulent faire des affaires et gagner de l’argent à la Bourse !” »

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