La langue, « compagne de l’empire »

, par  J.G.
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- « Déjà au milieu du XVe siècle, Lorenzo Valla, dans ses Élégances latines, avait évoqué “la langue compagne de l’empire [1]”. La formule signifie que les peuples conquis apprennent presque toujours la langue du vainqueur : après avoir vaincu par la force des armes, les nouveaux maîtres assurent leur domination en imposant leur langue. [...]
Rapporté par un passage de Valère Maxime, l’exemple romain a servi de référence aux humanistes [2]. Pour faire respecter la majesté de l’empire, les magistrats romains, malgré leur parfaite connaissance du grec, ne s’adressaient jamais qu’en latin aux ambassadeurs grecs et les forçaient à communiquer avec eux également en latin, fût-ce à l’aide d’interprètes [3]. » Hélène Merlin-Kajman

Extrait du livre d’Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ?, Éditions du Seuil, février 2003, p. 69&70.

- « Déjà, à la suite de Lorenzo Valla, Claude de Seyssel amorçait en 1509, à partir de l’exemple romain, un déplacement analogue. Une fois “soustraits de l’obéissance de l’Empire romain”, les pays et provinces autrefois conquis ont en effet conservé le latin pour avoir “communication de langage commun à eux tous” :

“Et par ainsi la majesté d’iceluy empire et de cette très grande monarchie n’a été conservée sinon en usance et autorité de la langue latine” [4].

L’argument procède d’une complication de la loi historique selon laquelle la langue suit les empires. Ici, la langue latine survit à l’empire parce qu’elle a acquis, grâce aux lettres plutôt qu’aux armes et à la puissance, une autorité propre, détachée du moment historique de la domination romaine, et donc en partie affranchie du droit de conquête. D’où son aptitude à établir une communauté qui n’est plus celle de dominés avec des dominants. Présentée comme langue commune, dégagée de la force qui l’a originellement imposée, la langue latine témoigne d’un tout autre lien sociétal que celui de l’assujettissement passé à Rome : l’appartenance à la chrétienté. Partagée par tous les membres de la respublica christiana, le latin manifeste l’existence de l’Église dont le “Saint-Siège apostolique”, représentant le Christ, est, plus que l’empereur, le véritable chef. » Hélène Merlin-Kajman

Extrait du livre d’Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ?, Éditions du Seuil, février 2003, p. 74.

- « Un exemple contemporain confirme la valeur exclusivement politique, et non pas linguistique, que prend la langue, signe de souveraineté, dans les relations diplomatiques entre États. À l’époque soviétique, la même langue s’appelait roumaine en Roumanie et moldave en Moldavie. Une seule différence entre elles : la première était écrite en caractères latins, la seconde en caractères cyrilliques. Officiellement, elles étaient cependant considérées comme deux langues distinctes. Selon Irina Vilkou-Pustovaïa, une anecdote circule à ce propos, parfaitement analogue à celle du Béarn :

“Dans les années 1970, lors d’une rencontre de I. I. Bodiul, premier secrétaire du PC de Moldavie, avec son homologue roumain Nicolae Ceausescu à Bucarest, le premier se serait fait accompagner d’un interprète, alors que tous deux parlaient la même langue”. [5] » Hélène Merlin-Kajman

Extrait du livre d’Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ?, Éditions du Seuil, février 2003, p. 75&76.

- « Un événement raconté par Ramus dans sa Grammaire quarante ans après l’ordonnance témoignait aux yeux de Brunot des résistances provinciales qu’elle avait soulevées [6].
Le récit se situe dans un passage où Ramus se défend contre les critiques suscitées par sa proposition de réforme de l’orthographe. Il les met en parallèle avec les “merveilleuses complaintes” émises, sous le “grand roi François”, contre l’imposition de “la langue française” comme langue publique. L’exemple des députés de Provence, venus protester auprès du roi contre ce changement d’usage, fournit la preuve que les inquiétudes sont souvent mal fondées. En effet,

“ce gentil esprit de roi, les délayant de mois en mois, et leur laissant entendre par son Chancelier qu’il ne prenait point plaisir d’ouïr parler en autre langue que la sienne, leur donna occasion d’apprendre soigneusement le français ; puis quelque temps après ils exposèrent leur charge en harangue française. Lors ce fut une risée de ces orateurs qui étaient venus pour combattre la langue française, et néanmoins par ce combat l’avaient apprise, et par effet avaient montré que puisqu’elle était si aisée aux personnes d’âge, comme ils étaient, qu’elle serait encore plus facile aux jeunes gens” [7].

Selon les spécialistes, les archives ne livrent aucune trace d’une telle députation. Henri Peyre, puis, plus récemment, Danielle Trudeau concluent au faux [8]. D’évidence, le récit de Ramus emprunte son intrigue aux anecdotes précédentes, ou du moins à l’exemple romain, et c’est, une fois encore, ce cadre topique qui lui assure sa lisibilité. Danielle Trudeau fait du reste observer que le texte ne précise pas en quelle langue les députés se sont adressés au roi avant de le haranguer en français. Or, il serait peu vraisemblable selon elle que ce fût en provençal, “car les juristes méridionaux restèrent les plus farouchement attachés au latin [9]”.
La remarque est décisive. Vraie ou fausse, prononcée en provençal ou en latin, la harangue des députés de Provence vient défendre le latin, non l’usage des langues régionales. Car tel est bien l’enjeu. L’ordonnance de Villers-Cotterêts vise à dé-finir les contours d’une souveraineté “française” par la délimitation, non de frontières géographiques - c’est le siècle suivant qui poursuivra cette œuvre [10]-, mais d’une aire linguistique publique : d’une aire où la chose publique se reconnaît à l’emploi d’une langue distincte et spécifique [11]. Rejeter le latin, c’est refuser l’assujettissement, passé comme présent, à l’Empire et à Rome ; c’est affirmer l’autonomie actuelle du royaume de France, son existence intrinsèque hors toute généalogie. » Hélène Merlin-Kajman

Extrait du livre d’Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ?, Éditions du Seuil, février 2003, p. 77 à 79.

- « La théorie selon laquelle “les langues suivent les empires” a donc expliqué comment les Romains ont imposé (un peu de) leur langue et leur domination à la Gaule au moment de la conquête. Mais, très tôt, une autre théorie se profile, une logique inverse selon laquelle la langue pourrait bien précéder l’empire. Dernier déplacement : pour Bouhours, la langue française a déjà réalisé une sorte de république indépendante de la domination politique. Rivarol, un siècle plus tard, fait le même constat :

“Le temps semble être venu de dire le monde français, comme autrefois le monde romain, et la philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par les intérêts divers de la politique, se réjouit maintenant de les voir, d’un bout de la terre à l’autre, se former en république sous la domination d’une même langue” [12].

Pour les révolutionnaires, il faudra au contraire replier cette république linguistique sur la République française pour faire coïncider la souveraineté implicite de la première avec le peuple souverain de la seconde [13].
Qu’à un peuple corresponde une langue, hypothèse théorique depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts, témoigne de ce que la nation est, comme la langue, le résultat d’un consentement tacite, d’un usage commun. Que l’usage soit le souverain des langues témoigne de la présence dans la nation d’un principe implicite de souveraineté. Que le roi n’ait sur la langue, en tant que souverain, aucun droit de souveraineté témoigne de ce que le roi et la nation sont deux corps distincts. Alors s’amorce un raisonnement dont aucun éloge du roi, aussi dithyrambique qu’il soit, ne peut entraver la logique : si la “langue impérieuse”, la majesté latine correspondent à la domination romaine fondée sur la force et sur la contrainte, non par accident mais en vertu d’une relation nécessaire de ressemblance et d’infusion éthique, si le roi de France fonde sa domination sur le droit romain, à quelle autre forme de souveraineté politique peut bien correspondre une langue fondée, elle, sur la liberté et la coutume, c’est-à-dire sur le consentement, sur la volonté contractuelle des Français ? La réponse sera fournie par la Révolution française [14]. » Hélène Merlin-Kajman

Extrait du livre d’Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ?, Éditions du Seuil, février 2003, p. 165&166.

[1Pour Lorenzo Valla qui écrit alors dans une Italie occupée par les Français et les Espagnols, cela signifiait que l’Empire romain durait, à travers sa langue, au-delà de sa domination temporelle ; cf. Eugenio Asensio, « La lengua companera del imperio. Historia de una idea de Nebrija en Espana y Portugal », Revista de Filologia espanola, vol. XLIII, 1960.

[2Cf. Harald Weinrich, « Charles Quint et les anecdotes sur les langues », in Conscience linguistique et lectures littéraires, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1989, p. 267-268. L’analyse qui suit lui doit beaucoup.

[3« Magistratus vero prisci quantopere suam populique Romani majestatem retinentes se gesserint hinc cognosci potest, quod inter cetera obtinendae gravitatis indicia illud quoque magna cum perseverantia custodiebant, ne Graecis umque nisi latine responsa darent, quin etiam ipsos linguae volubitate, qua plurimum valent, excussa per interpretem loqui cogebant non in urbe tantum nostra, sed etiam in Graecia et Asia, quo scilicet Latinae vocis honos per omnes gentes venerabilior diffunderetur » (Valère Maxime, Factorum et dictorum memorabilium libri novem, « De institutis antiquis », 2, 2, 2).

[4Claude de Seyssel, La Monarchie de France et deux autres fragments politiques, op. cit., p. 65.

[5Irina Vilkou-Pustovaïa, « De l’autre côté du miroir. Le colinguisme de Renée Balibar : modèle d’analyse historico-philologique ou projet démocratique ? », in Sonia Branca-Rosoff (dir.), L’Institution des langues. Autour de Renée Balibar, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2001, p. 69 et 71.

[6Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours [1947], Paris, A. Colin, 1996, t. II, p. 30-32.

[7Pierre de La Ramée, dit Ramus, Grammaire [1572], in Gramere. Grammaire. Dialectique, Genève, Slatkine Reprints, 1972, p. 49-50.

[8Henri Peyre, La Royauté et les Langues provinciales, op. cit., p. 67-68 ; Danielle Trudeau, « L’ordonnance de Villers-Cotterêts et la langue française : histoire ou interprétation ? », Bibliothèque d’Humanisme et de Renaissance, vol. XLV, 1983.

[9Danielle Trudeau, ibid., p. 465.

[10Cf. Daniel Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire, XVIe-XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1998, notamment la cinquième partie, « L’avènement des frontières linguistiques », que l’auteur date du début du XIXe siècle : « Du XVIe au XVIIIe siècle, la capacité territoriale de la langue, déjà faible au départ, s’est continuellement atténuée, pour s’effacer enfin - ou à peu près ? » (P. 484.)

[11Ceci explique le commentaire final de Ramus, assez contradictoire avec l’ensemble de son argument, à propos de l’utilité de l’ordonnance : « Lors ce fut une risée de ces orateurs qui étaient venus pour combattre la langue française, et néanmoins par ce combat l’avaient apprise, et par effet avaient montré que puisqu’elle était si aisée aux personnes d’âge, comme ils étaient, qu’elle serait encore plus facile aux jeunes gens, et qu’il était bienséant, combien que le langage demeurât à la populace, néanmoins que les hommes plus notables étant en charge publique eussent, comme en robe, ainsi en parole quelque prééminence sur leurs inférieurs. » (Je souligne.) Ramus est un partisan de la thèse selon laquelle le français est une langue non latine, une langue d’origine gauloise. On peut supposer que, pour lui, il n’y a en revanche nulle vraie différence entre le provençal et le latin. L’ordonnance ne vient pas contester le droit du peuple à parler sa langue. Elle vient détacher la Provence, sur le plan public, de l’emprise romaine et affirmer son appartenance à la chose publique française.

[12Antoine de Rivarol, L’Universalité de la langue française, in Académie de Berlin, De l’universalité européenne de la langue française, Paris, Fayard, coll. « Corpus », 1995, p. 129.

[13C’est ainsi que le rapport de Grégoire, après avoir constaté, de façon liminaire, le classicisme du français, fait allusion au concours de l’Académie de Berlin, puis enchaîne : « On connaît les tentatives de la politique romaine pour universaliser sa langue : elle défendait d’en employer d’autre pour haranguer les ambassadeurs étrangers, pour négocier avec eux ; et, malgré ses efforts, elle n’obtint qu’imparfaitement ce qu’un assentiment libre accorde à la langue française. [...] Mais cet idiome [...], par quelle fatalité est-il encore ignoré d’une très grande partie des Français ? » (Abbé Grégoire, « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois », texte cité, p. 300-301.)

[14On peut se demander si la « langue » ne constitue pas la pratique à partir de laquelle comprendre ce paradoxe que Roger Chartier pointe dans sa conclusion des Origines culturelles de la Révolution française : « C’est au terme du long processus qui invente la sphère privée que s’instaure la toute-puissance de la chose publique. En entrant en Révolution, le royaume semble tout entier entrer en politique et ne plus concéder aucune place aux plaisirs et aux passions du particulier. Tout un ensemble de pratiques qui, avant 89, relevaient de la préférence personnelle, du retrait hors l’autorité monarchique, se trouve envahi, dévoré, par les décrets étatiques : par exemple, les manières de se vêtir, les décors et les objets du quotidien, les conventions de la vie familiale, ou le langage lui-même. » Dépassant cet apparent paradoxe, Roger Chartier explique alors comment, en fait, tout l’espace de la sphère privée avait été gagné par un sens politique critique : « habitude était ainsi prise de transformer en causes générales des affaires toutes particulières ». Il faut peut-être penser la langue comme la pratique qui, dès la réforme de Malherbe, dès que s’installe l’évidence problématique de la scission du public et du particulier, nie cette partition mais sur une base non monarchique ; car, contrairement à la suggestion véhémente de Dupleix, la langue n’a pas été pensée comme relevant de la liberté des particuliers. Elle s’est d’emblée présentée comme un nouveau lieu et un nouveau lien publics. (Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 236-237.)

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