Dans le sang de la loi martiale, le drapeau rouge de la classe ouvrière

, par  Florence Gauthier
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Réponse à ffi suite à son commentaire publié sur Agoravox pour l’article « Robespierre a été un grand dirigeant de la démocratie en acte » le 07/06/11.

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Je suis désolée de vous avoir tant ennuyé, ffi, mais je vais répondre à quelques questions que vous vous posez, comme l’adhésion à la loi Le Chapelier que vous attribuez à Robespierre. Vous serez heureux d’apprendre que cette attribution est une erreur et qu’il l’a combattue avec vigueur. Car, et je suis bien d’accord avec vous sur ce point, ce sont les faits qui comptent.

La Loi Le Chapelier fait partie de la loi martiale , voici comment.
Depuis la Grande Peur de juillet 1789, date de l’entrée du peuple sur la scène révolutionnaire, et qui cumula une immense jacquerie contre la seigneurie et une « révolution municipale » dans toutes les villes et communes rurales, la majorité des députés de l’Assemblée constituante prit peur, à son tour. Mais, cette majorité avait peur du peuple : elle tenta de le faire taire par le compromis de la Nuit du 4 août 1789 qui proclamait : « l’Assemblée abolit entièrement le régime féodal », mais qui éluda à plus tard son application…

L’Assemblée constituante voulait se donner des moyens pour réprimer le mouvement populaire et trouva un prétexte le 21 octobre 1789 : à Paris, une rixe devant une boulangerie lui permit d’intervenir et elle vota, dans l’heure qui suivait, la loi martiale, qui interdisait le non respect de la liberté du commerce des grains. On reconnaît ici la politique des économistes physiocrates et des turgotins, décrite dans mon article, en faveur de la spéculation à la hausse des prix des subsistances, politique qui fut reprise par le parti des économistes héritiers de Turgot, et qui avaient des soutiens dans l’Assemblée constituante.

La loi martiale fut ensuite régulièrement complétée. Le 23 février 1790, un complément visa les « troubles agraires » et le refus des perceptions des droits seigneuriaux et des impôts royaux. Puis, le 14 juin 1791 l’arsenal répressif fut complété par la Loi Le Chapelier dont l’objet était : « de prévenir … les coalitions que formeront les ouvriers pour faire augmenter le prix de la journée de travail [1]… », d’interdire le droit de réunion aux citoyens d’un même état, ainsi que le droit d’envoyer adresses et pétitions aux corps administratifs et municipaux, ou de s’exprimer par lettre circulaire ou affiche.
Cette loi qualifie ces attroupements de « séditieux » et autorise l’application de la loi martiale.
La loi martiale consiste à autoriser la force armée à déployer le drapeau rouge et proclamer la loi martiale par trois annonces orales successives, au su et au vu des « séditieux », et ensuite de faire feu sur eux.
Le 20 juillet 1791, juste après la fusillade du Champ-de-Mars qui fut une application très concrète de cette loi de sang sur une manifestation pacifique de Parisiens, une nouvelle version récapitulative de la loi martiale fut votée. Voici le détail des « attroupements séditieux » qui intègrent la Loi Le Chapelier :

« Art. 10. Les attroupements séditieux contre la perception des cens, redevances, agriers et champarts, contre celle des contributions publiques, contre la liberté absolue de la circulation des subsistances, des espèces d’or et d’argent ou toutes autres espèces monnayées, contre celle du travail et de l’industrie, ainsi que des conventions relatives au prix des salaires, seront dissipées par la gendarmerie nationale, les gardes soldées des villes… : les coupables seront saisis pour être jugés et punis selon la loi [2] »
On le voit, cette loi martiale récapitule ici toutes les formes d’expression du mouvement populaire, caractérisé par les jacqueries armées des paysans contre le régime féodal, les troubles de subsistances en réponse à « la guerre du blé », les réunions et grèves des ouvriers urbains et ruraux.

Qui était Le Chapelier ? Député à la Constituante et corapporteur de ces lois martiales avec Mirabeau, qui en fut le premier rédacteur le 21 octobre 1789. Mirabeau mourut le 2 avril 1791 et ce fut Le Chapelier qui présenta les versions des 14 juin et 20 juillet 1791.

La Révolution des 31 mai-2 juin 1793 supprime la loi martiale.
La Révolution du 10 août 1791 renversa la Constitution de 1791 et la Convention, qui fut élue en septembre 1792, fut une nouvelle assemblée constituante, chargée de proposer une nouvelle constitution. Mais le parti girondin, qui dirigea alors la politique, obtint une majorité pour rétablir la liberté du commerce des grains accompagnée de la loi martiale, le 8 décembre 1792… La nouvelle Révolution des 31 mai-2 juin 1793 renversa la politique girondine. La Constitution de 1793 fut votée le 24 juin suivant et elle supprimait enfin la loi martiale :

« La Convention nationale, sur la proposition d’un de ses membres, décrète que la loi martiale est abolie [3] »

La réaction thermidorienne rétablit la loi martiale le 22 août 1795
Le 9 thermidor an II-27 juillet 1794, mit fin à la République démocratique montagnarde et renversa la Constitution de 1793 par un « coup d’état parlementaire ». Oui, cela existe. La Constitution votée le 22 août 1795 rétablit une aristocratie des riches, en excluant nommément les « professions mécaniques » du droit civique, soit les travailleurs manuels, paysans, artisans, ouvriers. Elle rétablit aussi la loi martiale qui fut intégrée à la Constitution et interdit les attroupements, armés ou non, le droit de réunion et d’association, de présenter des pétitions et de faire grève.
La loi martiale resta en vigueur tout au long du XIXe siècle.

Robespierre a dénoncé la loi martiale
Il ne fut pas le seul ! tout le mouvement populaire s’en indignait et luttait contre en continuant de s’organiser et de faire avancer la République démocratique. Mais il s’agit aujourd’hui de Robespierre et je me limiterai à sa position. Commençons par son intervention à l’Assemblée lors de la discussion sur la loi martiale le 21 octobre 1789 :

« On vient de vous demander des soldats et du pain : les ennemis du bien public ont prévu les tristes perplexités dans lesquelles vous alliez être plongés, elles sont peut-être leur ouvrage : mais y pense-t-on bien lorsqu’on vous demande une loi martiale ? C’est comme si l’on vous disait : le peuple s’attroupe parce que le peuple meurt de faim, il faut l’égorger.
Il y a d’autres mesures à prendre, messieurs, il s’agit de remonter à la source du mal. Il est question de découvrir pourquoi le peuple meurt de faim, il faut absolument étouffer cette conjuration formidable contre le salut de l’état. Car nous ne pouvons plus en douter, ses ennemis sont nombreux : là ce sont des évêques, vous en avez la preuve dans un mandement incendiaire qui vous a été soumis, ailleurs ce sont des accapareurs de grains qui en empêchent la libre circulation dans l’intérieur et qui en favorisent l’exportation [4] »

Robespierre suspectait, entre autres manœuvres, celles de spéculateurs qui exportaient des subsistances pour faire hausser les prix et offrir l’occasion aux responsables politiques de faire passer la loi martiale. Ces responsables, qui intervinrent publiquement dans cette proposition de loi martiale, étaient le ministre Necker, le commandant de la Garde nationale de Paris, La Fayette, et les députés Barnave et Mirabeau qui la rédigèrent. Quatre ans plus tard, la lumière fut faite sur ces pratiques et Robespierre le relata dans un bref historique de la politique de la Constituante qu’il publia dans sa Lettre aux Français du 6 avril 1793 :

« Depuis l’origine de notre révolution (…) le peuple avait terrassé d’un seul coup le despotisme et l’aristocratie ; mais bientôt la faiblesse, ensuite la corruption des premiers mandataires caressa le despotisme, le réhabilita sous des formes nouvelles ; elle encouragea l’aristocratie et le peuple agité paya de son sang cette perfide protection accordée à ses ennemis naturels. Dès ce moment, on vit ceux-ci profiter de la détresse publique pour exciter des mouvements dirigés contre la liberté naissante. Tandis que Necker, par des manœuvres criminelles, occasionnait à Paris une disette momentanée qu’il ne manquait pas d’exagérer, La Fayette son complice, provoquait un acte de violence contre un malheureux boulanger et, imputant au peuple le crime de ses émissaires et le sien, venait arracher à l’Assemblée constituante épouvantée cette loi martiale, dont l’aristocratie abusa tant de fois pour immoler à la tyrannie les plus zélés défenseurs de la liberté [5] (...) »

Robespierre dénonça à nouveau le complément à la loi martiale votée le 22 février 1790, puis à nouveau, comme député à la Convention le 2 décembre 1792, lors du débat sur le projet de rétablissement de la loi martiale par le parti girondin. S’adressant aux députés, il dénonce trois formes d’aristocratie, celle du sang noble, celle du haut clergé et celle de la bourgeoisie :

« Vous devez soumettre du moins à un examen sévère toutes les lois faites sous les auspices de l’aristocratie nobiliaire, ecclésiastique ou bourgeoise et jusqu’ici, vous n’en avez point d’autres. L’autorité la plus imposante qu’on nous cite est celle d’un ministre de Louis XVI (il s’agit de Turgot), combattue par un autre ministre du même tyran (Necker qui succéda à Turgot en 1776). J’ai vu naître la législation de l’Assemblée constituante sur le commerce des grains : elle n’était que celle du temps qui l’avait précédée ; elle n’a pas changé. J’ai vu, au temps de la même assemblée, les mêmes événements qui se renouvellent à cette époque ; j’ai vu l’aristocratie accuser le peuple ; j’ai vu les intrigants hypocrites imputer leurs propres crimes aux défenseurs de la liberté qu’ils nommaient agitateurs et anarchistes ; j’ai vu un ministre impudent dont il n’était pas permis de soupçonner la vertu, exiger les adorations de la France en la ruinant, et du sein de ces criminelles intrigues, la tyrannie sortir armée de la loi martiale, pour se baigner légalement dans le sang des citoyens affamés. Des millions au ministre dont il était défendu de lui demander compte, des primes qui tournaient au profit des sangsues du peuple, la liberté du commerce et des baïonnettes pour calmer les alarmes ou pour opprimer la faim, telle fut la politique vantée de nos premiers législateurs [6] (...) »

C’est dans ce discours qu’il propose le droit à l’existence, analysé dans l’article « Robespierre a été un grand dirigeant de la démocratie en acte », et qu’il présente le droit exclusif de propriété de l’aristocratie bourgeoise comme un assassinat :

« Toute spéculation mercantile que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide. [7] »

Enfin, dans son Projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen, adopté par la Société des Amis de la liberté et de l’égalité, le 21 avril 1793, Robespierre prend soin de mettre en articles tous les droits interdits par la loi martiale, droit de réunion et d’exprimer ses opinions, droit de résistance à l’oppression, droit à l’existence et droits sociaux, droits politiques pour assurer l’exercice de la souveraineté populaire. En voici quelques-uns, dont l’article 5 qui fait directement référence au despotisme de cette loi martiale :
« Art. 2. Les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et la liberté.
Art. 5. Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de l’impression, soit de tout autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l’homme que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.
Art. 18. Toute loi qui viole les droits imprescriptibles de l’homme est essentiellement injuste et tyrannique, elle n’est point une loi.
Art. 20. Chaque section du souverain assemblé, doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté ; elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées et maîtresse de régler sa police et ses délibérations
Art. 26. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique appartient à tout individu. Ceux à qui elles sont adressées doivent statuer sur les points qui en sont l’objet, mais ils ne peuvent jamais ni en interdire, ni en restreindre, ni en condamner l’exercice.
Art. 27. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.
Art. 28. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre, lorsque le corps social est opprimé.
Art. 29. Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.
Art. 30. Quand la garantie sociale manque à un citoyen, il rentre dans le droit naturel de défendre, lui-même, tous ses droits.
 [8] »

Je rappelle encore, parmi les opposants à la loi martiale, Rouget de Lisle, l’auteur du Chant de l’armée du Rhin, devenue la Marseillaise lorsque les volontaires de Marseille arrivèrent en la chantant à Paris, en juillet 1792, quelques jours avant de participer à la Révolution du 10 août 1792, qui renversa la Constitution de 1791. Rouget de Lisle met sous nos yeux le drapeau rouge de cette tyrannique loi de sang :

« Allons enfants de la patrie
Le jour de gloire est arrivé
Contre nous, de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé (bis) »

Je pense avoir mis en lumière le fait que Robespierre a dénoncé et refusé de manière constante et efficace la loi martiale, dont la loi Le Chapelier fait partie. Alors d’où vient cette légende d’un Robespierre défenseur de cette Loi Le Chapelier, isolée de la loi martiale ? d’un Robespierre défenseur du système bourgeois, capitaliste, anti-ouvrier ?

La légende d’un Robespierre bourgeois
Au XIXe et XXe siècles, l’historiographie de la Révolution française a curieusement perdu de vue ce qu’était la loi martiale et cela de deux manières. Tout d’abord, en isolant la Loi Le Chapelier de la loi martiale. Or, c’est Karl Marx qui a répété cette erreur qui connut, ensuite, un immense écho, car les « marxistes » l’ont reprise sans vérifier. Voici ce qu’avait écrit Marx dans Le Capital, Livre I, chap. 28 :

« Dès le début de la tourmente révolutionnaire, la bourgeoisie française osa dépouiller la classe ouvrière du droit d’association que celle-ci venait de conquérir. Par une loi organique du 14 juin 1791, tout concert entre les travailleurs pour la défense de leurs intérêts communs fut stigmatisé d’attentat “contre la liberté et la déclaration des droits de l’homme”, punissable d’une amende de 500 livres, jointe à la privation pendant un an des droits de citoyen actif.
Ce décret qui, à l’aide du code pénal et de la police, trace à la concurrence entre le capital et le travail des limites favorables aux capitalistes, a survécu aux révolutions et aux changements de dynasties. Le régime de la Terreur lui-même n’y a pas touché. Ce n’est que tout récemment qu’il a été effacé du code pénal, et encore avec quel luxe de ménagements.
Rien ne caractérise mieux ce coup d’état bourgeois que le prétexte allégué. Le rapporteur de la Loi Le Chapelier, que Camille Desmoulins qualifie de “misérable ergoteur”, avoue que : ‘Le salaire de la journée de travail devrait être un peu plus considérable qu’il l’est à présent… car, dans une nation libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit “hors de cette dépendance absolue” que produit la privation des besoins de première nécessité, “et qui est presque celle de l’esclavage” (souligné par Marx)’. Néanmoins, il est, d’après lui, “instant de prévenir le progrès de ce désordre”, à savoir les “coalitions que formeraient les ouvriers pour faire augmenter… le prix de la journée de travail” et pour mitiger “cette dépendance absolue qui est presque celle de l’esclavage”.
Il faut absolument le réprimer, et pourquoi ? Parce que les ouvriers portent ainsi atteinte à la liberté “des entrepreneurs de travaux, les ci-devant maîtres” et qu’en empiétant sur le despotisme de ces ci-devant maîtres de corporation –on ne l’aurait jamais deviné- ils cherchent à recréer les corporations anéanties par la révolution [9]. »

Marx connaît la Loi Le Chapelier du 14 juin 1791, mais dans une version déconnectée des autres parties de la loi martiale. Pendant la Révolution française, le peuple subissait la loi martiale dans son ensemble. Depuis quand cette déconnection s’est-elle réalisée ? Je ne peux répondre à cette question et il faudra mener la recherche à ce sujet, mais la déconnection est faite et est arrivée à la connaissance de Marx dans cet état.
Il est clair que Marx, qui n’est pas historien et ne peut se reporter aisément aux sources, est forcément tributaire d’une lecture qui l’a induit à reproduire cette erreur. Quelle lecture ? Pour ma part, je l’ignore et j’en profite pour lancer un appel : si l’on connaît les lectures que Marx pouvaient avoir faites sur l’histoire de la Révolution française à l’époque de cette rédaction, cela nous permettrait de mieux comprendre l’élaboration de cette erreur.
La phrase de Marx : « Le régime de la Terreur lui-même n’y a pas touché », est erronée et nous le savons maintenant. Mais voilà, la phrase est là et personne ne l’a critiquée jusqu’ici.
Cependant, une fois que cette critique est faite, il faut simplement reconnaître que Marx a été leurré par une information réellement déficiente.
Ceci dit, Marx nous indique quelque chose de fort intéressant, voyons de plus près. Il relie le propos de Le Chapelier sur le relèvement du salaire à la question de la satisfaction ou non des besoins de première nécessité. Or, nous avons vu une préoccupation du même ordre dans les textes de Robespierre, qui, lui aussi, réfléchit à partir de la question des denrées de première nécessité qu’il est indispensable de prendre en compte, afin d’équilibrer prix, salaires et profits. C’est ce que tentera de faire la législation dite du maximum depuis septembre 1793 et qui relèvera effectivement les salaires [10].
Marx met en lumière autre chose encore dans les propos de Le Chapelier. C’est la grande sensibilité de Marx à la misère humaine et aux réalités de l’exploitation de l’homme par l’homme qui s’exprime ici : Le Chapelier a conscience du rapport direct entre les bas salaires qui mettent ces victimes dans un état de dépendance « qui est presque celle de l’esclavage ». Le Chapelier avoue une légère gêne que Marx a relevée dans ses propos. C’est tout ? oui, tout est là : le système du salariat qui effondre les salaires est proche de la dépendance que crée l’esclavage. Et l’on sait que Marx a écrit Le Capital. Critique de l’économie politique, pour essayer de sortir de ce nouvel âge de l’esclavage. C’est avec ces mots qu’on le voit en train de penser.
Robespierre aussi a critiqué l’économie politique de son temps et il a, lui aussi, cherché à en construire une tout autre qu’il a appelée : « l’économie politique populaire ». S’agit-il de confondre les deux pensées ? Bien sûr que non, ce serait ridicule, mais je peux dire que les préoccupations sont du même ordre, à environ un siècle près.

Revenons à la loi martiale, cachée derrière la Loi Le Chapelier.
Cette erreur factuelle de Marx a été reproduite depuis par tout un courant historiographique à qui l’on peut reprocher de n’avoir pas fait l’effort d’aller vérifier les informations et les sources. En voici un exemple notoire. En 1951, Georges Lefebvre écrit dans sa Révolution française :

« Mais si les Montagnards s’étaient intéressés au mouvement ouvrier, ils auraient abrogé la Loi Le Chapelier [11]. »

C’est une reprise non explicite de l’information fournie par Marx qui, bien qu’erronée comme on l’a vu, acquiert ici le statut supérieur d’explication fondamentale de la Révolution française, devenue une « révolution bourgeoise » y compris dans la période montagnarde, et accompagné d’un Robespierre transformé, au mépris des sources, en un adversaire du peuple et de la classe ouvrière ! Marx subit lui aussi une transformation radicale : de penseur ayant développé une méthode d’analyse, le voici devenu prophète d’un dogme nouveau.
N’est-il pas temps de libérer Marx de ses erreurs et de ses ignorances et de les corriger calmement, en essayant de comprendre comment elles ont pu advenir, au lieu de les répéter comme un automate persuadé qu’il détient la « vérité vraie » ?

Une chose encore ! Loi martiale et drapeau rouge du mouvement ouvrier
Le fait que l’historiographie des XIXe et XXe siècles sépare la Loi Le Chapelier du reste de la loi martiale demande une explication. Il faudrait mener l’enquête, je le rappelle, mais on peut émettre l’hypothèse de recherche suivante. Avec le développement de l’industrialisation, à partir des années 1850, ce sont les conditions de vie désastreuses de la classe ouvrière qui focalisent l’attention dans cet univers nouveau. C’est probablement de ce côté que l’on peut trouver l’explication à cette perte de « vue » des autres formes de résistances populaires de la période révolutionnaire, pourtant bien précisées dans le texte de la loi martiale : jacqueries, troubles de subsistances et émeutes de la faim, refus de payer les impôts et autres redevances. C’est donc bien d’une erreur de perspective et de méthode qu’il s’agit : il faut comprendre les caractères originaux d’une époque et ne pas plaquer sur elle ce qui appartient à une autre, au risque de fabriquer anachronisme et uniformisation de l’histoire des sociétés.

Cette perte de « vue » a invité encore à négliger la fréquence d’application de la loi martiale et cette même historiographie ne la mentionne quasiment que dans le cas de la Fusillade du Champ-de-Mars à Paris, le 17 juillet 1791. Mais les travaux récents sur les grandes jacqueries paysannes ont prouvé sa fréquence d’application [12].

Enfin, à la suite de la répression horrible des journées de juin 1848, où pour la première fois, l’armée tira sur les barricades faisant des milliers de morts, ce que l’on n’avait jamais vu avant, et certainement pas durant la Révolution de 1789-1795, le drapeau rouge de la loi martiale fut repris et retourné par ses victimes. Le retournement a été mis en chanson et tout le monde la connaît : « trempé du sang de l’ouvrier » et repris par ses camarades comme la tête de Méduse qui pétrifiait ceux qui la regardaient. Retournement, comme on retourne une insulte pour en faire une dignité, comme le firent les « Gueux de Hollande » au XVIIe siècle qui menaient leur Révolution d’indépendance, qui dura cent ans, contre l’occupation espagnole, et la noblesse les traitait de gueux ; comme le firent les « Sans-culottes » pendant la Révolution française, parce que les hommes du peuple, en pantalons, n’avaient ni les moyens ni les occupations pour se mettre des culottes, des bas et des souliers et que les « culottes dorées » méprisaient et tant d’autres, dont on voudrait connaître l’histoire…

Remerciements.

Merci à toutes les interventions qui ont fait naître et ont nourri cette discussion. C’est très réconfortant de savoir que nombre d’entre vous m’ont connue en suivant mes cours à Paris 7-Denis Diderot.

Quelques indications bibliographiques sur ces questions peuvent être utiles et j’ai publié Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, PUF, 1992 ; « Critique du concept de révolution bourgeoise », in Raison Présente, n° 123, 1997 que l’on peut trouver aussi sur le site revolution-francaise.net ; Albert MATHIEZ, La réaction thermidorienne, (1929) La Fabrique, 2010, préface avec Yannick BOSC.

[1On trouvera le débat dans Archives Parlementaires, t. 27, séance du 14 juin 1791, p. 120.

[2Texte complet dans J-B. DUVERGIER, Collection complète des lois, Paris, 1825, t. 3, p. 162.

[3Archives Parlementaires, t. 67, séance du 23 juin 1793, p. 110.

[4Robespierre, Pour le bonheur et pour la liberté, Textes choisis, La Fabrique, 2000, p. 36.

[5Ibid., p. 37.

[6Ibid., p. 181.

[7Ibid., p. 183.

[8Voir le Projet de déclaration complet de Robespierre sur le site lecanardrépublicain.net

[9Karl MARX, Le Capital. Critique de l’économie politique, L. I, Paris, Editions Sociales, 1950, trad. de Joseph ROY revue par l’auteur lui-même, t. 3, p. 183.

[10Je renvoie au travail collectif suivant : Florence GAUTHIER, Guy IKNI éd., La Guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire du libéralisme, Paris, Verdier/Passion, 1988, avec des articles de E.P. THOMPSON, V. BERTRAND, C. BOUTON, F. GAUTHIER, D. HUNT, G. IKNI.

[11G. LEFEBVRE, La Révolution française, Paris, (1951) PUF, 1962, p. 412.

[12Voir le livre de Anatoli ADO, Paysans en révolution, 1789-1794, trad. du russe, Paris, 1996 ; Florence GAUTHIER, « Une révolution paysanne. Les caractères originaux de l’histoire rurale de la Révolution française, 1789-1794 », in Raymonde MONNIER éd., Révoltes, révolutions en Europe et aux Amériques, 1773-1802, Ellipses, 2004 et sur le site revolution-francaise.net.

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