Non, la politique démocratique montagnarde n’a pas été un « brouillon du stalinisme »

, par  J.G.
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François Furet avait développé la thèse selon laquelle la Révolution française serait « la matrice » des totalitarismes du XXe siècle, dans Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978, p. 282. Ci-dessous, un extrait du livre de Jean-Pierre Faye, Dictionnaire politique portatif en cinq mots, Gallimard (Idées n°474), 1982, p. 81 à 94 :


« La Révolution russe procède d’un projet antirépressif. La Révolution française a mis en débat, sur la proposition de Robespierre et de Duport – et avec le soutien d’un des “Père Duchesne”, celui de Lemaire – l’abolition de la peine de mort. La Révolution russe décrète deux fois son abolition : une fois après février 1917, une seconde fois après octobre. La Révolution française libère les juifs de France de toute discrimination. La Révolution russe va le faire, après février, pour les juifs de la Russie et de l’Empire des tzars tout entier. Après octobre, les deux premiers chefs d’État sont des juifs : Kamenev et Sverdlov.
Comment, à partir de là, en arriver à la situation décrite par le testament de Lénine, en 1924 ? Où “le camarade Staline a concentré entre ses mains un immense pouvoir” – et où cette concentration du pouvoir va manifester son effet habituel : le déchaînement répressif sans limite. Pour la saisir, il suffirait peut-être de lire, dans les brouillons manuscrits de l’Adresse de Marx sur La guerre civile en France, cette citation de Montesquieu, inattendue chez lui : “Aujourd’hui, tout se rapporte à un centre, et ce centre est, pour ainsi dire, l’État lui-même” – Jetzt konzentriert sich alles… Ce centre étatique concentré, de quoi est-il donc la concentration ? Question qui est corrélative de celle, longuement explorée par la Critique de l’économie politique, de l’accumulation du capital, et qu’aborde cette seconde Critique de la philosophie de l’État commencée dans les Esquisses de l’Adresse à l’internationale, les Entwürfe de 1871. Ce que Marx reproche donc à la séparation des pouvoirs, au sens entendu par Montesquieu, ce n’est pas d’avoir dénoncé la concentration de la puissance étatique, mais de ne pas l’avoir dénoncée davantage, et de ne pas mieux se prémunir contre elle : en conservant un pouvoir exécutif indépendant de la souveraineté législative, au lieu de le subordonner à elle. La position de Montesquieu fait encore à ses yeux la part trop belle à “la part magique de la volonté”, comme l’appelle Marx – c’est-à-dire au pouvoir arbitraire d’un seul. En ce sens, Marx est plus proche, non seulement de Rousseau, mais de Locke. Il pourra ironiser sur la “Glorieuse Révolution” de 1688 – il en perçoit clairement, en d’autres écrits, l’atroce envers répressif en Irlande. Mais il n’en méconnaît nullement l’héritage de liberté.
À cet égard un malentendu, ou un lourd contresens, s’ébauche déjà au niveau des écrits léninistes concernant les perspectives de Marx sur la Commune. De sa remarque sur la subordination de la Commission exécutive à l’égard de la Commune – décrite comme “Assemblée législative” – Lénine conclut, un peu vite, que Marx ne se préoccupe pas de la question des relations entre les pouvoirs et admet que les mêmes hommes peuvent dans le même temps, légiférer et agir – au lieu de se borner à “bavarder”. C’est simplifier de façon malheureuse le point le plus crucial, que Marx explore en détail dans les Entwürfe inédits (dont Lénine n’a jamais eu connaissance). La rupture révolutionnaire avec l’Ancien Régime et sa monarchie de droit divin réside précisément dans le fait que, si les mêmes hommes peuvent se trouver législateurs et “agents exécutifs”, c’est dans des moments différents et dans des positions différentes. Quand Robespierre ou Saint - Just prennent une décision exécutive – justifiée ou discutable –, ils le font dans le bureau du Comité de Salut public, cette instance constituée à la demande de Danton comme “comité d’exécution”. Quand ils proposent à la Convention de légiférer, ils le font à partir de la tribune commune des orateurs de l’assemblée, avant de regagner leur place de député parmi sept cents autres. Ce renversement permanent des rôles est la clé opératoire de la rupture révolutionnaire. La preuve est donnée cruellement en Thermidor que ces deux hommes ne possèdent pas plus de pouvoir en effet que les sept cents autres, si ce n’est la puissance de persuasion – et d’intimidation – de leur parole et de leurs propositions. Les premiers moments, dans ce que Lénine nomme la démocratie soviétique, ont ressemblé à cela.
Le IIe Congrès panrusse des soviets a élu une assemblée permanente de près d’une centaine de membres appelée “Comité exécutif central des soviets”, le ZIK : en fait, cette instance aura la fonction d’une assemblée législative, ou d’un parlement révolutionnaire. En même temps, le Congrès élit un Conseil des commissaires du peuple, le Sovnarkom : celui-ci est un gouvernement. Regierungsgewalt et Gesetzgebende Gewalt, pour reprendre les termes précis de Marx, sont là en apparence bien distincts. Même si les termes eux-mêmes font entrevoir déjà une inquiétante confusion des fonctions. Mais dans la pratique, quand Lénine risque d’être mis en minorité – sur la question des négociations de paix avec le Haut-Commandement impérial allemand, par exemple – il ne menace pas d’envoyer la police arrêter les députés : il offre sa démission devant l’assemblée du ZIK. C’est cette assemblée qu’il cherche à convaincre. Et le débat y est libre, tumultueux, vivant. Le parti socialiste-révolutionnaire de gauche y détient environ un tiers des sièges ; y sont présents également des anarchistes et même des groupes proches de la tendance menchevik de gauche. À l’intérieur du parti bolchevik l’unanimité est loin d’être la règle, puisque les “communistes de gauche” jugent inacceptable la paix avec les armées impériales austro-allemandes et font campagne ouvertement contre les pourparlers de Brest-Litovsk. Enfin au gouvernement Lénine a appelé à siéger les socialistes-révolutionnaires de gauche, et l’un d’eux justement est commissaire du peuple à la justice, Isaac Steinberg, partisan de l’abolition de la peine de mort.
C’est pourtant dans ces mêmes semaines qu’est constituée la “Commission extraordinaire pour la répression de la contre-révolution et des sabotages” : la Vétchéka.

Le problème décisif pourtant n’est pas l’apparition de la légendaire “Tchéka”, mais celui de savoir qui va en contrôler la machine. Alexandre Soljénitsyne donne de celle-ci une ironique définition : “on avait adopté une forme tout à fait nouvelle : la répression sans jugement, et c’est la Vétchéka – sentinelle de la révolution – qui avait pris pour elle avec abnégation cette tâche ingrate.” Mais d’autres exemples de cette forme de répression sont liés à des révolutions. Cromwell en Irlande ordonne un Oradour antipapiste, en enfermant les habitants de Drogheeda dans leur église et en l’incendiant. Étrangement, le “Père Duchesne” menace de la même mesure les amis des aristocrates… C’est pourtant avec la Great Rebellion anglaise que commence le processus qui va constituer des libertés grâce auxquelles Marx pourra écrire Le Capital et Lénine fonder à Londres son parti bolchevik. Et c’est l’An II qui ouvre un espace de critique – de révolution – d’où procédera toute pensée de liberté pour deux siècles, et la pensée même d’une libération plus entière des rapports sociaux comme socialisme. Où est alors la différence ?
Et sans doute les “libertés franco-anglaises” – toutes relatives – ne donnent pas une justification au bûcher de Drogheeda, aux noyades de Nantes ou aux mitraillades de Lyon, ni au fonctionnement de la pendaison à Dublin et à Belfast, ou de la guillotine sur la Place de la Révolution à Paris. Le discours justificateur des répressions révolutionnaires et de leur nécessité appartient bel et bien aux chaînes de langage qui aboutiront à la concentration d’immenses pouvoirs répressifs entre les mains incontrôlables de Joseph Staline. Loin d’affermir la pensée révolutionnaire, il a largement contribué à son affaiblissement ou à son discrédit, et à faire manquer les chances de cette révolution critique dont les bases seront jetées à Prague durant l’année 1968. Bien plus, le discours apologétique de la répression révolutionnaire dispose un écran qui masque le problème intéressant et central : comment penser ce fait évident, la diminution de la quantité de répression dans le monde à partir des révolutions, dont les accès temporaires en matières répressives sont également évidents ? Quand Soljénitsyne décrit sur le même plan les mesures répressives des années 1918-1920 et celles des années 1930, il contribue pour sa part à éluder ce problème. D’abord, parce qu’il ne fait pas entrer dans la narration une donnée capitale : la pratique et l’idéologie de répression qui dominent à une échelle monstrueuse le camp des ennemis de l’Armée rouge. Parmi les armées blanches, celle de Denikine – soutenue par le gouvernement français – diffuse en Ukraine par centaines de milliers d’exemplaires les prétendus Protocoles des sages de Sion : ce faux “document”, qui sera la charte de l’antisémitisme exterminateur, dans l’entre-deux-guerres, et le texte de base pour les nazis à Munich, après la traduction allemande que commentera Alfred Rosenberg. Ce pamphlet et bien d’autres entrent dans la cartographie des langages qui vont rendre acceptables les prémisses de la concentration des “immenses pouvoirs” et de leurs organes et, finalement, de la monocratie absolue du stalinisme.
Plus grave encore que la création de la Tchéka sera donc l’interdiction des autres partis soviétiques. Au printemps 1918, le parti socialiste-révolutionnaire (de droite) s’associe au déclenchement d’un soulèvement militaire contre le pouvoir bolchevique. En juillet l’un de ses membres, Dora Kaplan, tente d’abattre Lénine et le blesse gravement. L’interdiction du parti SR en est la conséquence, suivie de celle de ses alliés mencheviks et des syndicats qu’ils animent, en particulier du grand syndicat des cheminots, le Viksel : lui qui a brisé par sa grève le coup d’État militaire du général Kornilov en septembre 1917, dans une situation qui rendait possible la mise en liberté des bolcheviks emprisonnés, Trotsky en tête. Demeuré à l’écart, le parti socialiste-révolutionnaire de gauche tente une insurrection armée à lui seul : depuis mars 1918, il n’est plus copartenaire des bolcheviks au gouvernement, mais ses députés sont massivement présents dans les soviets et au ZIK. Au IVe Congrès panrusse des soviets, réuni le 5 juillet, il compte toujours près d’un tiers des délégués. Mais au même moment, leur insurrection fait d’eux, pendant quelques heures, les maîtres de certains points clés dans Moscou. Il occupent les locaux de la Tchéka, Staline semble un instant entre leurs mains. Dans le désarroi général, quelques bataillons lettons deviennent les arbitres de la situation au bénéfice du pouvoir bolchevik. Les membres SR de gauche, dans la Tchéka – il y en avait, et ils contribuaient à suspendre le plus possible l’application de la peine capitale – sont fusillés sur place. L’attentat contre Lénine, quelques jours plus tard, vient sceller la situation pour l’avenir.
Le mot terreur apparaît, avec la pratique. Quelque chose de plus précis se déchaîne : une vague de répression contrôlée à partir d’un parti unique.

Quelles peuvent être les institutions d’un pouvoir dans un État à parti unique ? Le problème alors ne s’est jamais posé, mais la logique interne en est déjà implacable. Désormais le langage de la démocratie va y changer de sens. Libres élections aux soviets à tous les échelons, manifestées par le geste spontané de la main levée ? Oui, rien de mieux. Mais si un seul parti est autorisé, ces mains levées n’élisent que les candidats déjà autorisés par ce parti. La question va donc être : qui a le pouvoir d’autoriser les candidats ? Réponse : les instances responsables et dirigeantes du parti unique. Question nouvelle : qui élit ces instances du parti unique ? Réponse nouvelle : les membres du parti unique, véritables “citoyens actifs”, politiquement privilégiés, désormais séparés de ces “citoyens passifs” que sont tous les autres. Question supplémentaire : qui veille à ce que, parmi les membres du parti unique, ne s’infiltrent pas des “tendances” provenant des partis interdits, ou liées à eux ? Réponse supplémentaire : les instances dirigeantes et responsables du parti. Ainsi, par ce supplément de réponse, il apparaît que ces instances responsables et dirigeantes s’élisent elles-mêmes en élisant leurs électeurs. S’il y a risque – et c’est inévitable – d’une simple divergence ou d’un conflit affirmé entre elles, dans le choix des “bons” membres du parti, ne faudra-t-il pas, nécessairement qu’un arbitre central se dresse, au centre même du processus ? À cette question surnuméraire, la réponse est donnée, dès le 22 avril 1922, par la désignation discrète du Secrétaire général du comité central du parti unique : Joseph Staline, le plus effacé des membres du Politburo. Cet homme a été élu par les délégués au Congrès du parti, eux-mêmes élus par les membres du parti unique. Mais désormais c’est lui qui va élire ceux qui vont désigner qui sera “élu” à la base : en descendant la cascade des échelons, de haut en bas. L’arbitre central, au centre de cet État qui “s’est concentré” ainsi, va en effet “concentrer un immense pouvoir” entre ses mains : au diagnostic de Montesquieu et de Marx s’ajoutera, mais trop tard, celui de Lénine sur le point de mourir. L’arbitre central est en fait, dans l’État du parti unique, le Monocrate omnipotent. La libre démocratie des soviets – des conseils élus à tous les niveaux – s’est transformée à son insu en monocratie absolue.
Fin novembre 1917 : interdiction des KD (constitutionnels démocrates). 14 juin 1918 : interdiction des SR et mencheviks dans tous les soviets. 6 juillet 1918 : interdiction des SR de gauche dans les mêmes lieux. Le jour de l’attentat contre Lénine, le commissaire du peuple à l’Intérieur (NKVD) diffuse l’instruction d’arrêter immédiatement tous les socialistes-révolutionnaires de droite.
À l’autre bout de la chaîne préstalinienne, le 8 janvier 1921, le décret n°10 de la Tchéka donne une précision : “renforcer la répression”. À cette date, les armées blanches ont été écrasées, et Trotsky est proclamé “l’organisateur de la victoire”, à l’égal du grand Carnot. Denikine, Youdénitch, Wrangel ont fui dans l’émigration, Koltchak a été fusillé en 1920. L’offensive polonaise en Ukraine a été arrêtée. Victoire sur tous les fronts. Mais la machine répressive de la guerre civile, opposée à la machine redoutable de ceux qui, dans les armées blanches, massacrent des centaines de milliers de juifs désarmés – cette machine continue donc inlassablement à tourner. Faut-il la rapprocher d’un autre fait ? Après la victoire de Fleurus, gagnée par Saint - Just et Jourdan et qui “sauve la Révolution” de l’invasion étrangère – une invasion qui aurait détruit la guillotine, mais échafaudé des gibets, sans doute en beaucoup plus grand nombre, si l’on prend au mot les déclarations des monarques et des émigrés, une invasion qui aurait annulé la Déclaration des Droits de l’homme assurément – après la victoire, la machine n’en a pas moins persisté à tuer également. Mais il faut préciser : elle va tuer précisément Saint - Just le victorieux. Cette machine, aussi folle et meurtrière qu’elle soit alors devenue, est demeurée sous le contrôle de l’assemblée souveraine, mandatée par le peuple souverain. Aucun membre de l’assemblée, une fois rentré chez soi sans protection, aucun citoyen isolé ne peut avoir pour souhait de voir cette machine persister. Seul un terrible engrenage de langage continue à la faire se mouvoir : il se rompt paradoxalement, au moment où les pires praticiens de la Terreur, Billaud, Collot, Fouché, Tallien, Fréron, se coalisent pour abattre celui qui semblait sérieusement songer – plusieurs historiens aux positions divergentes nous l’assurent – à en obtenir l’abolition. L’essentiel est ici – qu’il y avait violence mais point de dictature, quoi qu’en dise la tradition stalinienne précisément. Pour revenir jusqu’à sa chambre chez le menuisier Duplay, Robespierre est accompagné certes – par un ami porteur d’un “grand morceau de bois”. Couthon le terrible va seul de la rue Saint-Honoré aux Tuileries, dans sa petite voiture de paralysé. Les détenteurs d’une étrange et violente puissance de législation – et la loi du 22 prairial est un premier cercle de l’enfer moderne, en effet – sont des citoyens démunis, ils ont face à cette souveraineté inquiétante de la parole la position de faiblesse du sujet désarmé. Si le Père Duchesne les talonne de sa dérision – “la liberté est foutue quand tous les pouvoirs sont confiés à des hommes inviolables” –, si lui-même détient l’étrange puissance, avec huit petits feuillets in-octavo, de “marquer” ceux à qui tout pouvoir politique ou militaire sera demain arraché, lui-même n’en est pas moins cet homme seul qu’arrêtent dans sa chambre trois hommes à pied, le 24 ventôse an II, au matin.

Au centre des murailles du Kremlin, l’homme qui a dans ses mains concentré un immense pouvoir est très loin du temps où Trotsky, président du Soviet de Petrograd et du Comité Militaire Révolutionnaire, rentrait chez lui dans un tramway bondé. Où Lénine, sorti la veille de la clandestinité, occupait dans le pensionnat pour jeunes filles de l’Institut Smolny la salle des lavabos, parce que c’était la seule pièce disponible qui restait. C’est là qu’il signe le décret sur le partage des terres. À l’étage au-dessous, ses adversaires mencheviks viennent de partager avec lui leur jambon et leur pain. Ce moment fixé par l’Octobre d’Eisenstein, où Smolny fourmille de partis socialistes et soviétiques, de groupes syndicaux, de journaux, ce moment est bien celui d’une “démocratie soviétique” qui est sinon “supérieure” à toutes les autres, comme le voulait Lénine, du moins infiniment vivante et fertile, et capable de fertiliser au passage tous les arts. Il va être retourné implacablement en son contraire. Le processus serait à détailler avec la minutie que mérite cette expérimentation géante sur le langage et sur la pratique en général, et sur le corps humains par surcroît.
Le trait qui est à souligner : c’est que l’État de la monocratie concentrée est plus dangereux encore pour ses “citoyens actifs” que pour les autres. Roy Medvedev et Soljénitsyne s’accordent au moins sur un point, au milieu de leurs divergences : la principale victime des exécutions durant la grande Purge, la Iejovchtchina de 1936-1938, c’est le membre du parti unique, ce roc sur lequel l’édifice entier est édifié. Près d’un demi-million d’entre ces élus de l’histoire en marche sont sacrifiés de manière absolue, par la fusillade le plus souvent, à moins de rejoindre la plus vaste cohorte de la déportation : les millions – quinze millions ? – de paysans jetés dans la toundra de l’Arctique, parfois par péniches entières sous des bâches. Suffirait-il alors aux autres, aux citoyens passifs, de se terrer entre eux ? Certes non. Et d’ailleurs, dès 1919, les délégués du “Congrès des ouvriers sans parti” étaient emprisonnés pour commencer. À l’autre bout de la chaîne, Staline, le monocrate concentré, sera pourtant régulièrement réélu sur la liste du “Bloc des communistes et sans parti”.
Le Précis de l’histoire du parti communiste (bolchevik) de l’URSS, dont chaque version a été approuvée par le Comité central et, on peut le supposer, par son Secrétaire général, cette authentique narration stalinienne de l’histoire comporte en 1938 dans son chapitre 6 et 7 des pages édifiantes. Il énumère les forfaits commis, dès novembre 1917, par des “opportunistes bien connus”, “traîtres à la révolution”, “lâches” et “comploteurs” à “l’infâme besogne” qui ont nom Kamenev, Zinoviev, Rykov (p. 233 de l’édition de 1949), Boukharine (p. 240) et, bien entendu, Trotsky (p. 239, 241 etc.) Il oublie seulement de rappeler que ces cinq noms constituaient en 1922, aux côtés de Lénine, et avec Staline, cette instance suprême qui a nom le Bureau politique. Instance en laquelle, après la mort de Lénine (et en ajoutant le responsable des syndicats, Tomsky) se concentre entièrement la souveraineté. Ainsi Vladimir Ilitch Oulianov, devenu Lénine, l’homme qui a toujours défini, précise le Précis, “une claire ligne révolutionnaire”, aurait été aveugle au point de s’entourer exclusivement de comploteurs infâmes, de lâches, de traîtres et d’opportunistes. Il est vrai qu’il y a entre eux et le Secrétaire général une fondamentale différence d’essence : seul parmi les sept égaux en droit, il est celui qui désigne ceux qui vont élire – réélire ou destituer – les sept membres du bureau souverain. Dans le pouvoir déjà très concentré du Politburo, une seule main a cet immense pouvoir de se substituer, à elle seule, au peuple souverain. Pour désigner à tous les échelons les divers mandataires de la souveraineté.
Avec le bénéfice du langage de la démocratie en plus, il a restauré dans un autre discours le pouvoir d’une monarchie absolue, qu’aucune séquelle de pouvoir antérieur désormais ne limite plus. L’absolu Monocrate peut dès lors déclencher la répression illimitée – par simples coups de téléphone.
Le sort des six autres membres de l’instance suprême laisse indifférent, et même méprisant, Alexandre Soljénitsyne. Sans doute n’a-t-il guère raison de l’être, car si ceux-ci peuvent être tués d’une chiquenaude, combien davantage les millions d’hommes – les quinze millions peut-être de paysans et d’ouvriers désarmés – qui vont être envoyés à la mort sur la décision capricieuse du Monocrate. Sans doute, dit le Précis d’Histoire, à la fin du chapitre II, le pouvoir “châtie d’une main ferme ces rebuts du genre humain ; il les frappe d’une répression impitoyable”. Peut-être est-il temps d’observer de près quelle machinerie a pourvu d’une telle puissance cette main ferme. On peut se demander si le processus aveuglément développé jusqu’à ses effets n’est pas exactement de ceux que l’auteur de la Critique de la philosophie de l’État avait attribués en 1843 (par opposition aux “grandes révolutions universelles”, celles où le pouvoir législatif “entre en scène comme le souverain”) aux machinations du pouvoir exécutif comme “petites révolutions, révolutions rétrogrades, réactions”. Effectuées par “la partie magique de la volonté”. » Jean-Pierre Faye

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