Le Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe au tournant de l’année 1950

, par  John Groleau
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« Ni dans l’union européenne, ni dans l’union atlantique, l’accent ne doit être mis sur l’idée d’une alliance militaire ; celle-ci est impliquée dans tout effort d’unification, mais c’est l’union économique et politique qui doit toujours être au premier rang de nos préoccupations. » André Philip [1]

Chantre de l’Union européenne et considérant comme « une nécessité absolue » l’unification économique de l’Europe , Olivier Philip, en se présentant comme « docteur en droit » et « ancien élève de l’École nationale d’administration », soutint en 1950 à l’Université de Paris une thèse intitulée « Le problème de l’Union européenne ». Celle-ci, dédiée à son père, fut publiée par les Éditions de la Baconnière avec une préface de Denis de Rougemont, membre de l’Union européenne des fédéralistes. La première section du chapitre V de son ouvrage fut consacrée aux « différents mouvements militant pour l’Union européenne », en particulier au Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe dont le président fut André Philip de septembre 1949 à 1964. Le passage retranscrit ci-dessous autour du MSEUE peut être considéré comme un témoignage de l’intérieur auprès de personnes très bien informées. Un an plus tard, la réponse du général Eisenhower dans Paris-match à la question « Que pensez-vous de la fédération européenne ? » n’avait sans doute pas échappé à la famille Philip : « Rien ne pourrait nous être plus agréable que d’apprendre que les Etats d’Europe occidentale ont décidé de réunir dans une ville d’Europe – disons à Luxembourg – des délégués responsables, avec le mandat de rédiger l’acte constitutionnel de l’Europe, de désigner la capitale, etc., et qu’à partir du 1er janvier, l’Europe occidentale fonctionnera comme fédération. Aucune décision ne pourrait mieux nous aider dans la tâche que nous poursuivons » [2].

Les notes de bas de page pour l’extrait suivant sont celles d’Olivier Philip.

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« 6. Le Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe.

Le Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe est l’ancien Comité international pour les Etats-Unis socialistes d’Europe. Simple changement de nom d’une même organisation ? Oui, mais aussi transformation profonde de sa politique, de ses activités et de sa composition. Aussi allons-nous les étudier successivement et séparément pour bien montrer le changement intervenu dans la position de certains socialistes vis-à-vis du problème de l’Union européenne.

LE COMITÉ INTERNATIONAL POUR LES ÉTATS-UNIS SOCIALISTES D’EUROPE

C’est au début de 1947, à Londres, que se réunirent un certain nombre de personnalités socialistes ou socialisantes pour former le “Comité international d’étude et d’action pour les Etats-Unis socialistes d’Europe”, dont Bob Edwards, de l’ancien Independent Labour Party [3], fut le premier président. Ce comité se donna pour tâche positive d’éveiller la conscience socialiste à la nécessité de sortir des déclarations académiques, d’un internationalisme de principe, pour bâtir sans délai une Europe socialiste économiquement viable et politiquement indépendante ; et pour tâche négative d’empêcher la création d’une Europe capitaliste, réactionnaire, militariste et trop soumise à l’influence américaine. Une commission provisoire fut chargée de prendre les contacts nécessaires à la création d’une section nationale dans tous les pays européens démocratiques et de préparer le premier congrès constitutif. Celui-ci se réunit en juin 1947 à Montrouge, près de Paris. Plusieurs pays étaient représentés, mais la participation française était particulièrement forte et amena l’élection à la présidence de M. Marceau Pivert. Il fut décidé de ne pas chercher à fonder une organisation de masses, mais de se contenter de faire du comité international “un noyau d’études, d’informations et de propagande, agissant surtout au sein des différents partis socialistes eux-mêmes”. En même temps, le congrès estima utile de chercher à dépasser les partis socialistes officiels en faisant appel à toutes les bonnes volontés désireuses de favoriser la création d’une Union européenne “socialisante” au détriment d’une Union européenne “capitaliste, conservatrice et militariste”. Enfin un commission internationale fut créée pour examiner sous l’angle socialiste les problèmes politiques et économiques posés par une éventuelle Union européenne.

Dès le lendemain du congrès de Montrouge, il apparut évident que le Comité international pour les Etats-Unis socialistes d’Europe se trouvait nettement en flèche par rapport aux partis socialistes officiels. Certes, le comité ne fit pas de l’opposition systématique, mais il se heurta au bureaucratisme malveillant des partis socialistes nationaux qui se méfiaient de cet organisme international groupant en fait l’aile gauche du socialisme européen. En outre, les chefs socialistes, qui occupaient souvent des postes importants dans leurs gouvernements respectifs, furent gênés dans leur action par la méfiance que montrait systématiquement le Comité international à l’égard des Etats-Unis et à l’égard de toute mesure d’unification européenne vaguement teintée de libéralisme.

Un exemple typique de l’hostilité du Comité international à une Europe non socialiste peut être trouvé dans son attitude au moment de la préparation du congrès de La Haye. Invité, son comité exécutif déclina cette offre par 9 voix contre 7. Le seul nom de M. Churchill avait suffi à provoquer cette décision.

Le deuxième congrès du Comité international pour les Etats-Unis socialistes d’Europe, qui se réunit à Puteaux en juin 1948, confirma cette position. Le rapport de la commission internationale créée l’année précédente fut adopté. Or ce rapport attirait l’attention sur les dangers d’une unification européenne qui ne serait qu’un prétexte pour le capitalisme de retrouver une puissance qu’il avait perdue en Europe à la suite de l’arrivée au pouvoir des partis socialistes. Et M. Rasquin, président du parti ouvrier socialiste luxembourgeois, connu pour son “gauchisme”, fut élu président en remplacement de M. Marceau Pivert. Ce deuxième congrès, comme le premier, fut nettement dominé par l’importance numérique des participants français. Il est vrai que la section française comptait plusieurs milliers d’adhérents dès le début de 1948 grâce au Rassemblement démocratique révolutionnaire qui y avait entraîné la plupart de ses propres inscrits.

Comment expliquer l’attitude du Comité international pour les Etats-Unis socialistes d’Europe ? Elle est due à la conviction de nombreux socialistes que tout renoncement aux souverainetés nationales en faveur d’une fédération européenne n’est pas automatiquement un progrès. Une telle fédération exige l’abandon des “plans” nationaux au profit d’un seul “plan” européen. Cela est beau en théorie, et en parfait accord avec la tradition socialiste. Mais dans les circonstances politiques actuelles cela ne signifie-t-il pas l’abandon des conquêtes socialistes réalisées depuis quelques années sur les capitalismes nationaux au profit d’un supercapitalisme européen qui serait sous l’influence de la finance américaine [4] ? En un mot, ces socialistes qui veulent bien de l’Europe, mais pas de n’importe quelle Europe. Il leur faut une Europe socialiste, ou alors ils préfèrent leurs cadres nationaux, où le socialisme a dernièrement remporté quelques succès importants.

Ainsi s’explique le refus de La Haye, le refus de se joindre au Comité international de liaison des mouvements pour l’unité européenne, et la critique des réalisations tentées par les gouvernements dans le domaine de l’unification économique.

LE MOUVEMENT SOCIALISTE POUR LES ÉTATS-UNIS D’EUROPE

L’opinion qui vient d’être décrite n’est pas forcément erronée. Il est certain qu’un danger existe. L’Europe sera peut-être capitaliste, soumise à l’influence de Wall Street. Mais est-ce une raison pour la refuser ? A quoi aboutiront les socialismes autarciques ? L’Europe est bien malade et son union est une affaire de vie ou de mort. Il ne saurait donc être question de construire telle ou telle Europe, mais seulement une Europe quelconque, pourvu qu’elle soit une réalité. Unie, l’Europe ne pourra-t-elle d’ailleurs pas se défendre plus facilement contre l’impérialisme économique des Etats-Unis ? N’est-ce-pas au contraire dans une Europe désunie que la haute finance américaine pourra le plus facilement s’infiltrer en profitant de nos rivalités nationales et de nos autarcies économiques ?

Après plus de deux ans d’hésitations, les partis socialistes officiels ont fini par comprendre qu’ils devaient reviser leur position et s’engager résolument dans la voie de l’unité européenne. Les militants socialistes aussi, et certains, minoritaires, n’avaient pas hésité à le dire au congrès de Puteaux. Cette constatation, et les excès gauchistes du Comité international pour les Etats-Unis socialistes d’Europe, ont entraîné, en accord avec le Labour Party, une intervention discrète du comité directeur de la S.F.I.O.

C’est ainsi qu’en novembre 1948 le Comité international pour les Etats-Unis socialistes d’Europe se transforma en Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe. Il ne s’agit pas seulement d’un changement de nom destiné à faciliter l’adhésion des personnes non inscrites à un parti socialiste officiel. Notons le déplacement du mot “socialiste”. Il est significatif. Désormais il ne s’agit plus d’établir d’abord le socialisme dans tous les pays et ensuite, par voie de conséquence, de faire l’Europe, mais de faire d’abord l’Europe, et de lutter ensuite pour que cette Europe soit socialiste.

Et dans une brochure publiée par le mouvement au milieu de 1949 on trouve les phrases suivantes : “L’équilibre actuel des forces politiques en Europe ne permettra probablement pas d’atteindre immédiatement notre but qui est la création des Etats-Unis socialistes d’Europe, organisant démocratiquement la propriété européenne des industries de base et la planification de l’économie générale. Le Mouvement socialiste ne s’en déclare pas moins disposé à contribuer à l’édification d’une fédération européenne qui ne réaliserait pas ces objectifs … ; sous la seule réserve que le système politique créé soit tel que les objectifs du socialisme puissent être réalisés si un jour l’équilibre des forces politiques en Europe en ouvre démocratiquement la possibilité.”

Dans le même temps où il changeait de nom (novembre 1948), le Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe a adhéré au Mouvement européen, qui l’a accepté sur un pied de stricte égalité par rapport aux autres organisations membres.

L’année 1949 a vu le Mouvement socialiste fournir un travail théorique considérable. Grâce au travail de ses quatre grandes commissions spécialisées [5], il a été en mesure de publier un nombre considérable de rapports dont les principaux ont trait à la planification européenne des industries de base ; à la coordination de l’agriculture européenne ; aux relations entre l’Europe unie et les peuples dépendants ; aux rapports entre l’Allemagne et l’Europe ; à la sécurité européenne ; à la création d’une autorité politique européenne, et enfin à l’élection au suffrage universel direct d’une assemblée constituante européenne. La plupart de ces rapports ont été discutés et adoptés au troisième congrès du Mouvement, tenu à Luxembourg au début de novembre 1949.

A ce congrès fut également adopté le statut définitif du Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe ; il est stipulé que le mouvement est constitué par les personnes individuelles adhérant aux sections nationales, et est dirigé par un comité exécutif composé pour un tiers de membres nommés par les sections nationales et pour les deux tiers de membres élus par le congrès “sans tenir compte des nationalités”. Le Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe est présidé depuis septembre 1949 par M. André Philip, par ailleurs délégué général du Mouvement européen et membre de l’Assemblée européenne. M. Rasquin s’est en effet retiré du mouvement pour marquer sa désapprobation à l’égard de la nouvelle politique des partis socialistes officiels. Il estime que l’Europe se tourne vers le libéralisme et, sur un plan plus particulier, que les socialistes continentaux ont tort de participer au Mouvement européen, qui n’est “qu’un instrument à la disposition de Churchill dans sa lutte contre le travaillisme”.

Le Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe a donc subi une heureuse évolution. Si l’Europe doit se faire, il vaut mieux pour tous, à commencer pour eux, que les socialistes soient présents. En terminant, remarquons que ce mouvement est très nettement de prédominance française [6] et que la plus grande partie des travaux techniques réalisées l’ont été soit par la section française, soit par une commission internationale à prédominance française. » Olivier Philip [7]
Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe

[1André Philip, Le socialisme et l’unité européenne, Réponse à l’Éxecutif du Labour Party. [s.l.] : Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe, 1950. 14 p. Un extrait est présent sur www.cvce.eu

[2Réponse du général Eisenhower à 14 questions sur la guerre et la paix, Paris-Match n°136, 27 octobre 1951, p. 16 à 19.

[3Qui groupait en fait l’aile gauche du Labour Party.

[4Thèse couramment défendue, dans tous les domaines, par le journal parisien Combat.

[5Outre-mer, réalisations sociales, questions financières et économiques, propagande.

[6André Philip, Henri Frenay, Lhuillier, Jacquet, Robin, Marceau Pivert, Alduy, Wicheny, Claude Bourdet, Rosenfeld et parmi les M.R.P. Léo Hamon, Paul Bacon et Robert Buron. Parmi les étrangers il faut citer le secrétaire général Gironella ainsi que son compatriote Llogis (Espagne) ; Bob Edwards, Brockway et Mac Nair (Angleterre) ; Silone (Italie), Last (Hollande) ; Bohy (Belgique) ; Calogeropoulos (Grèce) ; Zaremba (Pologne), etc.

[7Olivier Philip, Le problème de l’Union européenne, préface de Denis de Rougemont, Éditions de la Baconnière, 1950, Neuchatel, p. 189 à 193.

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