La Marseillaise chantée par l’orchestre de l’Opéra de Paris, en grève sur le parvis même de l’Opéra

, par  Florence Gauthier
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C’est le premier couplet de la Marseillaise qui a été chantée (à 4 min) et applaudie avec enthousiasme et une profonde émotion :
Et que dit ce couplet ?
Le contexte est important à rappeler car, bien des gens l’ignorent ou l’interprètent comme ils peuvent, et pourtant, il mérite d’être connu.


Claude Rouget de Lisle (ou de l’Isle, les deux orthographes se trouvent à l’époque) est un jeune capitaine de l’armée, envoyé à Strasbourg. C’est lui qui composa la musique et écrivit les paroles de ce Chant de l’Armée du Rhin, comme il le nomma, en avril 1792.

À cette date précise, la Révolution est à un tournant. Un petit retour en arrière s’impose :

En juillet 1789, l’entrée en scène du mouvement populaire, paysan à plus de 85% de la population d’alors, changea complètement le pays : le roi, excédé par la transformation des États généraux en Assemblée nationale constituante, avait décidé de la réprimer par les armes. Mais le mouvement populaire l’en empêcha : en trois semaines seulement et dans tout le pays, une révolution municipale se produit, prend le pouvoir communal, crée des Gardes nationales formées de citoyens locaux, se double d’une immense jacquerie paysanne qui investit pacifiquement (oui, son historien, Georges Lefebvre, insiste) les seigneuries et brûle les titres de propriété féodale des seigneurs, indiquant clairement le programme et, enfin, détruit la grande institution de la monarchie , qui tenait grâce aux intendants dans les provinces et aux gouverneurs militaires aux frontières : ceux-ci, comprenant qu’ils n’avaient pas les moyens de réprimer le peuple en mouvement, se firent… d’une immense discrétion et s’enfuirent : le roi perdit ainsi sa souveraineté, ses agents et son épée, en trois semaines…
C’était cela la Révolution de juillet 1789.

La Grande peur de la classe des possédants suivit et, début août 1789, l’Assemblée constituante, sauvée de la répression royale par ce peuple en révolution, dut faire des concessions  : la Nuit du 4 août déclare la suppression de la féodalité, mais sans décret d’application , et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est votée le 26 août.

Le côté droit de l’Assemblée, effrayé par les droits déclarés, va chercher à les modérer , n’osant contrer ouvertement ce texte devenu constitutionnel. Le côté gauche se déclare pour leur application intégrale. Voilà l’origine de ce que l’on a réduit à l’opposition gauche/droite et qui portait, alors, sur la défense ou le refus des principes de la Déclaration des droits naturels de l’homme et du citoyen.

De 1789 à 1791, le combat entre les deux côtés fait rage, le côté gauche, minoritaire, s’est tout de même renforcé avec les combats menés à l’Assemblée, mais fin 1791, la Constitution est celle du côté droit qui parvient à imposer une monarchie constitutionnelle et une aristocratie des riches, violant les principes de la Déclaration des droits (souveraineté populaire et égalité des droits politiques principalement).

En octobre 1791, une nouvelle Assemblée est élue au suffrage des riches, l’Assemblée législative . Le roi tente de déclarer la guerre dans le but de se faire aider par les armées de Prusse et d’Autriche et écraser la Révolution. Il y parvient après moult péripéties que je ne peux détailler ici et le 20 avril 1792, il vient lui-même à l’Assemblée proposer de déclarer la guerre « au Roi de Bohême et de Hongrie », à savoir l’empereur d’Autriche, le frère de Marie-Antoinette, son beau-frère donc : le plan prend tournure. Et l’Assemblée va voter cette déclaration de guerre, malgré l’opposition de la Montagne, Robespierre en tête, et de quelques députés du côté droit autour des Lameth.

Le Roi, chef de l’exécutif selon la Constitution, choisit les membres de l’état-major militaire et cet énorme pouvoir lui permet de réaliser son plan  : faire que les officiers de l’armée refusent de se battre et laissent entrer l’ennemi pour réprimer les révolutionnaires en France.

La déclaration de guerre votée le 20 avril 1792 fut connue en France dans les jours suivants et, à Strasbourg, la Société des Amis de la Constitution se réunit, condamne ce vote et affiche un appel aux volontaires à rejoindre les soldats insurgés contre leurs officiers. Voici un extrait de ce texte qui inspira Rouget de Lisle :

« Aux armes, citoyens ! L’étendard de la guerre est déployé : le signal est donné.
Aux armes ! Il faut combattre, vaincre ou mourir !
Aux armes, citoyens ! Si nous persistons à être libres, toutes les puissances de l’Europe verront échouer leurs sinistres complots. Qu’ils tremblent ces despotes couronnés ! L’éclat de la liberté luira pour tous les hommes. Vous vous montrerez dignes enfants de la liberté : courez à la victoire, dissipez les armées des despotes, immolez sans remords les traîtres, les rebelles qui, armés contre la patrie, ne veulent y entrer que pour faire couler le sang de nos compatriotes ! (…)
Marchons ! Soyons libres jusqu’au dernier soupir et que nos vœux soient constamment pour la félicité de la patrie et le bonheur de tout le genre humain. »

Rouget de Lisle écrivit son Chant, paroles et musique, dans la nuit du 25 au 26 avril 1792.

Avril 1792 : les officiers de l’armée française, chargés par le Roi de se faire battre , sont contrés par la résistance des soldats , qui expliquent, à l’arrière, les trahisons et c’est ainsi que la Révolution du 10 août 1792 se prépara, grâce au renfort des soldats volontaires appelés en dernière minute le 11 juillet 1792 : Aux armes citoyens ! Votre liberté est entre vos mains !

Donc en avril 1792, Rouget de Lisle est au courant de la trahison du roi et du pouvoir exécutif et participe à cet appel aux volontaires.

La 1ère strophe de ce Chant (texte de Rouget de Lisle) :

« Allons enfants de la patrie !
Le jour de gloire est arrivé !
Contre nous de la tyrannie,
L’étendard sanglant est levé (bis)

Entendez-vous dans les campagnes
Mugir ces féroces soldats ?
Ils viennent jusque dans vos bras
Égorger vos fils, vos compagnes

Refrain : Aux armes, citoyens !
Formez vos bataillons !
Marchons, marchons,
Qu’un sans impur
Abreuve nos sillons »

« …enfants de la patrie ! » : le bataillon de Volontaires auquel appartenait Rouget de Lisle s’appelait les Enfants de la patrie. Il a donc reprit ce nom, pensant à son bataillon.

L’étendard sanglant  : qu’est-ce donc ? Qu’est-ce que cette chose terrifiante ?
C’est le drapeau de la Loi martiale . J’explique :

Dès le vote de la Déclaration des droits qui divisa l’Assemblée en un côté droit et un côté gauche, la Grande peur des possédants, donc principalement des seigneurs propriétaires de seigneuries, ont voté la Loi martiale le 21 octobre 1789. Cette loi est typique de la volonté d’imposer un État séparé de la société (= sans contrôle autre que celui de la classe des possédants, qui seule a des droits politiques : c’est la forme qui va être construite avec la Constitution de 1791, qui viole les principes de la Déclaration des droits de 1789, soit ce que l’on appellera au XIXe siècle l’État moderne libéral avec monarchie constitutionnelle et aristocratie des riches, comme, par exemple, en 1830 en France avec Louis-Philippe).

C’est donc bien un État séparé de tout contrôle de la société, qui déclare la guerre à son peuple et la Loi martiale vise, pour commencer, les troubles de subsistances , troubles populaires répondant à la spéculation à la hausse des prix des denrées de 1ère nécessité (subsistances et matières premières pour les artisans) : arme redoutable des possédants de ces denrées, doublée par la Loi martiale qui fait intervenir l’armée et non la police seulement.

Déclarer la Loi martiale  : les officiers de la troupe font déployer le drapeau rouge de la Loi martiale et après trois annonces successives aux manifestants, donnent l’ordre de tirer sur la foule.

Toute une législation a suivi pour préciser les cas d’intervention de la loi martiale : je résume et le 14 juin 1791, sont visés les troubles de subsistances, le non paiement des impôts et des droits féodaux, les jacqueries, les grèves de moissonneurs (notons que les ouvriers agricoles sont les plus nombreux et de loin dans cette société) ainsi que les pétitions collectives  : bref toutes les formes du mouvement populaire.

Cependant, la mobilisation populaire est alors si importante que l’Assemblée n’a pas les moyens militaires de l’application de la Loi martiale , mais celle-ci a fait tout de même beaucoup de dégâts et les jacqueries successives depuis juillet 1789, ont été des réponses à la répression par la Loi martiale. Au total, six jacqueries se sont succédé de 1789 à la Révolution du 10 août 1792 , formant la toile de fond de la période révolutionnaire. La Révolution du 10 août 1792 est encadrée par deux jacqueries, l’une au printemps, l’autre en automne 1792.

Qui parle de la Loi martiale pendant la Révolution, en dehors de son application réduite à Paris au Champ de Mars en juin 1791 ? A. Ado et moi-même (cf références bibliographiques). Sinon, c’est le silence de l’historiographie dominante…

Je reviens à la Marseillaise : on comprend mieux maintenant ce couplet et les suivants :

« Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé » bis
… Entendez-vous dans les campagnes
Mugir ces féroces soldats ?
… Aux armes, citoyens,
Formez vos bataillons »

L’étendard sanglant de la tyrannie, c’est celui de la Loi martiale qui réprime le mouvement populaire : c’est bien d’elle dont il est question et de la guerre civile qu’elle porte dans son rouge sang. Les « féroces soldats » sont ceux de la Loi martiale.

Les bataillons sont ceux des Gardes nationales communales, qui se généralisent de juillet 1789 jusqu’à 1792, avec l’ampleur des jacqueries paysannes qui poursuivent leur mouvement depuis juillet 1789, avec prise du pouvoir communal et formation de gardes nationales communales pour se protéger de la Loi martiale.

Ce fut de cette succession des six jacqueries de juillet 1789 à 1793, environ tous les six mois entre 1789 et 1793, que la France est devenue une République démocratique, à souveraineté populaire réelle, et sociale.

Et :

« Qu’un sang impur
Abreuve nos sillons »

n’a rien d’incompréhensible et signifie la réalité de la guerre civile en France, à cette époque, à la veille de la Révolution du 10 août 1792 qui renversa la Constitution de l’aristocratie des riches de 1791, fonda la République qui deviendra, avec la Constitution de juin 1793, démocratique et sociale, supprima la Loi martiale et rétablit la Déclaration des droits.

Ce fut lors de l’arrivée des Volontaires de Marseille à Paris, qui chantaient le Chant de l’Armée du Rhin, que le nom de Marseillaise apparut et resta.


Références bibliographiques :

La meilleure histoire politique générale de la Révolution demeure celle d’Albert Mathiez, La Révolution française, (1922-1927) Paris, Bartillat, 2012.
Et sur la Marseillaise, Robert Brécy, Florilège de la chanson révolutionnaire de 1789 au Front populaire, Ed. Hier et Demain, 1978.

Sur le mouvement populaire paysan et urbain, 1789-1794 :
- Georges Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, Colin, 1932.
- Anatoli Ado, Paysans en révolution, 1789-1794, (en russe, 1970) Paris, 1996. Où l’on trouvera la chronologie enfin exhaustive des Jacqueries de 1789-1793.
- Albert Soboul, Les Sans-culottes de Paris, Paris, Seuil, 1968.
- Florence Gauthier, La Voie paysanne dans la Révolution française. L’exemple picard, Paris, Maspero, 1977.
- Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée. Les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, Laffont, 1979.

Sur la Loi martiale :

Voir A. Ado cité supra qui en a montré l’ampleur et la signification dans les campagnes et Florence Gauthier, Triomphe et mort de la Révolution des droits de l’homme, 1789-1795-1802, (1992) Syllepse, 2014, qui complète l’étude de la Loi martiale, depuis son apparition avec les réformes du commerce des subsistances de Turgot en 1775 jusqu’à sa suppression en 1793 et sa réapparition en 1795, à la suite de Thermidor.

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