Caroline Fourest et Jean Quatremer : exemples de l’aveuglement de deux fédéralistes européens

, par  John Groleau
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En janvier 2010, le journaliste Jean Quatremer d’origine lorraine ne fit pas mystère de sa foi en une « Europe fédérale » et de son soutien au projet d’« États-Unis d’Europe ». Selon lui « la peur est le moteur de l’histoire », en poussant son raisonnement jusqu’à déclarer :

« je pense que ce n’est que lorsqu’un conflit armé sera à nos portes ou qu’une menace directe contre l’Europe se manifestera que nous créerons une défense européenne commune, expression de la puissance européenne. La paix est en effet un moteur devenu insuffisant de l’intégration communautaire : elle l’a certes justifié à ses débuts, mais déjà la menace soviétique a servi d’aiguillon. Depuis la chute du communisme, il y a une véritable perte de sens que les référendums négatifs ont manifesté : “pourquoi faire l’Europe alors que la paix semble acquise ?” ont semblé se demander les citoyens. Je constate donc à regret que les conditions de formation d’un Etat-nation semblent indépassables : une identité commune ne semble pouvoir se forger que dans le fer, le feu et le sang, que dans l’opposition à l’autre. » [1]

Déjà en 1950, Olivier Philip, l’un des fils d’André Philip, ce dernier étant à l’époque le délégué général du Mouvement européen et le président du Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe, avait écrit le passage suivant :

« L’étude de la réalité sociale poussait alors Carl Schmitt à constater que le niveau toujours plus élevé de la technique et la loi de concentration économique exigeaient des communautés plus grandes et des espaces plus vastes que les États nationaux actuels. Il constatait donc comme nous l’exigence d’une union économique de l’Europe, et comme nous il concluait à la nécessité d’une union politique concomitante.

Pour lui, une seule solution : qu’un des États intéressés construise sous sa direction l’espace vital nécessaire. Cet espace vital présentera un triple intérêt : économique (suffisamment vaste pour se suffire à lui-même), stratégique (indépendant des grandes puissances économiques mondiales) et diplomatique (mêmes principes politiques). Mais les États ne s’uniront pas librement. D’ailleurs, ils ne sont pas libres, ils sont sous la domination du Royaume-Uni qui les tient économiquement en tutelle grâce à sa puissance financière et maritime. Il s’agit donc d’une lutte entre deux grands principes : le libre échange, simple conception égoïste de l’impérialisme, et l’espace vital, conception communautaire permettant à une unité politique et sociale d’être assez vaste pour se suffire à elle-même. L’espace vital européen “formera autour de son noyau central, l’Allemagne, un ensemble homogène cohérent de près de 6 millions de km² et de 450 millions d’habitants”.

Puisqu’il s’agit d’une lutte pour l’indépendance politique et économique entre la notion d’empire et celle d’association, l’espace vital européen ne pourra vraisemblablement être construit que par la guerre. Ceci est normal, car “il n’existe qu’une seule unité politique : c’est le groupe ami-ennemi qui, après avoir réuni toutes les conditions exigées pour sa formation, permet de réaliser, sur un plan supérieur aux simples liens sociaux et aux relations contractuelles, une unité supérieure disposant d’un pouvoir de décision que les autres associations n’ont pas”.

Pour les unionistes français, l’Europe hitlérienne était la seule issue, le bolchevisme étant par nature anti-européen et les puissances anglo-saxonnes préférant une alliance avec la Russie des Soviets à une communauté des puissances européennes. D’ailleurs, écrivait Drieu La Rochelle, “l’Angleterre est bien l‘ennemie de l’Europe. N’est-ce-pas elle qui, en battant le rappel de l’esprit national des peuples, fut l’âme de la résistance au désir d’unification de Napoléon ?” Drieu La Rochelle regrettait certes que la France ne soit plus en état de faire l’Europe sous son hégémonie, mais, pour lui, il s’agissait là d’une pure question de fait : “C’est maintenant qu’il faut rentrer dans le fédéralisme et qu’il faut mettre fin au nationalisme intégral et à l’autonomisme patriotique.” Donc l’Europe se fera sous l’hégémonie allemande “puisqu’il est impossible de la faire autrement”. Et il ajoutait : “Dans tout fédéralisme, il y a obligatoirement une hégémonie, et on ne peut accepter le fédéralisme sans accepter l’influence de la nation prépondérante.” Pour lui, hégémonie allemande n’était pas synonyme de domination allemande : “Si l’Allemagne est aujourd’hui obligée d’imposer sa domination à l’Europe, c’est uniquement pour des raisons militaires. Il n’en sera pas toujours ainsi, car on ne peut pas dominer perpétuellement les pays européens. Après sa victoire, l’Allemagne exigera certes des pays européens un système de gouvernement semblable au sien – et elle aura raison – ; mais elle laissera une complète liberté d’action à tous les gouvernements européens.”

Telle était bien l’opinion de Goebbels : “Le sens de cette guerre, c’est l’Europe”, ainsi débutaient les articles du ministre allemand dans la revue Das Reich. » [2]

En septembre 2018, Jean Quatremer, en voyant l’espoir de l’Allemand Manfred Weber pour la succession du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker à la tête de la Commission européenne, constata :

« La candidature à la candidature de Manfred Weber, adoubée par la chancelière Angela Merkel, tout comme les visées germaniques sur la Banque centrale européenne, est symptomatique de l’Europe allemande qui se met impitoyablement en place depuis la crise de la zone euro de 2010. Déjà, le social-chrétien Jean-Claude Juncker, sans être l’homme choisi par Berlin, est extrêmement proche des intérêts allemands, comme il l’était déjà lorsqu’il était ministre des Finances puis Premier ministre du Grand Duché. L’homme qui l’a propulsé à la tête de la Commission et dont il a fait le haut fonctionnaire le plus puissant de l’Union en le nommant secrétaire général de la Commission, Martin Selmayr, est lui-même Allemand. D’ailleurs, il est frappant de constater que trois institutions sur quatre ont des secrétaires généraux allemands : outre la Commission, le Parlement européen (Klaus Welle) et le Service européen d’action extérieure (Helga Schmid). Cela aurait pu être quatre sur quatre si l’Allemand Uwe Corsepius n’avait pas préféré quitter son poste au Conseil des ministres pour retourner à la chancellerie allemande en 2015 après quatre ans passés à Bruxelles… Mieux, le secrétaire général adjoint du Parlement est lui-aussi Allemand, une institution qui a été dirigée pendant cinq ans par un Allemand (Martin Schulz, 2012-2017). Sur huit groupes politiques, quatre, dont les deux plus importants (PPE et PSE), sont présidés par des Allemands. Pour compléter ce tableau, il ne faut pas oublier que les présidents de la Cour des comptes européenne (Klaus-Heiner Lehne), de la Banque européenne d’investissement (Werner Höyer), du Mécanisme européen de stabilité (Klaus Regling), du Conseil de résolution unique des crises bancaires (Elke König) sont Allemands tout comme le commissaire européen chargé du budget, le nerf de la guerre, Gunther Ottinger. Et bien sûr, tous sont membres ou proches de la CDU d’Angela Merkel. » [3]

La croyance de Jean Quatremer dans l’Union européenne est tellement forte qu’elle le conduit en fait à l’inclairvoyance...

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Jean Hennessy et Jean Charles-Brun, animés notamment par leurs convictions fédéralistes et régionalistes, occultèrent complétement la question de l’idéologie nazie… [4]

L’aveuglement, en particulier devant la réalité historique de la construction « européenne » ainsi que de la collaboration du parti « socialiste » au développement du libéralisme économique et de la disparition de la souveraineté populaire, concerne également la journaliste Caroline Fourest.

En avril 2019, elle écrivit :

« La Grande-Bretagne est passée de cheval de Troie à girouette, déboussolée par sa propre tempête. Cette incapacité à rester ou à sortir, à choisir parmi tant de portes de sortie possibles, quelle publicité pour l’Europe ! Cette indécision devra bien finir. La Grande-Bretagne ne peut quand même pas garder un pied dans l’Europe sans présenter de listes aux élections [européennes] qui viennent… Qu’elle sorte ou qu’elle reste, son embarras demeurera sa plus grande contribution à l’Union européenne, sa seule pierre apportée à l’édifice.

Depuis le Brexit, Marine Le Pen ne parle plus du Frexit. Jean-Luc Mélenchon a remballé l’idée de faire du pied à ceux que cette illusion excitait. Non, vraiment, ce Brexit calamiteux, c’est peut-être la meilleure des campagnes pour l’Union. De celles qui éviteront peut-être – de justesse – le pire aux prochaines élections.

Pour le reste, on ne voit pas bien comment les électeurs pourraient s’enthousiasmer pour ce qu’on leur propose. Surtout si on continue à penser l’enjeu des élections en termes nationaux.

Qu’on nous épargne les propos indigents et relativistes sur le voile, ou les chamailleries pour savoir qui a le plus trahi la gauche. Parlez-nous d’Europe, d’écologie, de régulation, de taxation, et surtout de vos alliances. Avec qui et contre qui ferez-vous l’Europe ? Comment allez-vous contrer l’Italie de Matteo Salvini et la Hongrie de Viktor Orban ? Comment résister à l’Amérique de Donald Trump et à la Russie de Vladimir Poutine ? Avec une armée enfin commune ? Comment faire pour que l’euro ne soit plus synonyme de baisse du pouvoir d’achat ? Quelle majorité pour mener ces politiques ? Celle du PPE qui veut une Europe libérale ou celle du PSE qui veut une Europe légèrement plus sociale ?

C’est un détail qui change tout. En France, La République en marche possède sa propre majorité. Elle peut maintenir le flou du “en même temps”. Au Parlement européen, elle devra bien s’allier à un groupe pour peser. Cette fois, il faut nous dire qui du libéralisme économique ou du progrès social l’emporte… PPE ou PSE ?

La question des alliances se pose, avec la même cruauté, à propos de La France insoumise. Elle qui ne veut jamais s’allier aux socialistes pour garder toute sa pureté… A quoi sert ce type de posture dans un Parlement européen qui repose sur des coalitions de gauche larges, enjambant les nations et les nuances, pour se regrouper sur l’essentiel ?

Si des candidats aux élections européennes veulent vraiment nous faire prendre ces élections au sérieux, ils doivent y croire eux-mêmes, porter les débats à la hauteur et à l’échelle du moment. Les grands ensembles supranationaux ne sont jamais sortis de terre “pour” quelque chose. C’est trop compliqué de vouloir tous la même Europe. On se regroupe toujours plus facilement “contre” ce que l’on ne veut pas. Une menace, un danger.

Dans les années qui viennent, il y a deux “contre” possibles pour l’Europe. Soit celle de tous “contre tous”, de la remontée des nationalismes, qui la déchireront de l’intérieur et la feront imploser. Avec peut-être à sa tête Viktor Orban si sa suspension du PPE n’est pas prolongée par une exclusion. Et puis il y a le nous européen contre les autres. En l’occurrence, deux nations qui menacent notre destin et l’équilibre international : l’Amérique de Trump et la Russie de Poutine. Cette Europe-là peut faire contrepoids. Elle peut rétablir l’équilibre. Ce n’est plus une option mais une urgence. Et l’enjeu, profond, de ces élections. » [5]

Cet extrait donne aujourd’hui tout son sens à un élément qui était passé inaperçu en mars 2012 concernant Caroline Fourest : « le Manifeste “pour une Euro-fédération, solidaire et démocratique” ». Elle l’avait évoqué dans un article publié par Le Monde en avril 2012 [6], texte vantant ce que nos plumitifs de commande et nos professionnels de la politique appellent l’« offre politique », en précisant selon elle que « Nous ne votons pas pour le candidat parfait, mais pour le moins imparfait. » Pour elle, les électeurs sont des clients et cela ne lui posait (pose toujours ?) aucun problème que le système des partis politiques fait que ce ne sont pas les électeurs qui choisissent leurs élus [7].

Le lancement officiel du manifeste précédemment cité avait eu lieu le lundi 12 mars 2012 à la Maison de l’Europe de Paris et il était disponible sur le site www.eurofederation.eu [8]. Étaient présents ses trois fondateurs : le missionnaire d’un gouvernement mondial « démocratique » Jacques Attali, la présidente du groupe de productions Effervescence Simone Harari et le président de la Netscouade Benoît Thieulin, ainsi que l’ancien ministre du gouvernement grec Haris Pamboukis, le professeur d’économie à l’université d’Harvard Philippe Aghion, la présidente honoraire du Sénat belge Anne-Marie Lizin, le président du think tank Terra Nova Olivier Ferrand et le président de l’Institut Fondapol Dominique Reynié. Celui-ci avait exprimé sa conviction que « les Britanniques sont beaucoup plus pro-européens qu’ils ne le disent ; moi j’ai tendance à penser qu’ils ne résisteraient pas à une dynamique de ce type si elle se mettait en route ».


Rappelons au passage que le 22 juin 2016, un jour avant le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne, Jacques Nostradamus Attali nous éclairait une fois de plus de sa pensée lumineuse en déclarant que la construction européenne est une irréversibilité nécessaire…


Le 14 mars 2012, le Centre universitaire d’enseignement du journalisme fit écho de l’existence de ce manifeste :

« Le Manifeste pour une Euro-fédération solidaire et démocratique, porté notammant par Jacques Attali, “appelle nos pays à s’unir dans un ensemble beaucoup plus intégré, comprenant l’organisation d’un Congrès de l’Union, composé du Parlement […] et d’un Sénat des nations.” Il vise les 50 000 signatures. Depuis son ouverture au public le 12 mars, la pétition en a recueilli 1%. Parmi ces 500 signataires, l’actrice Carole Bouquet, le président de Terra Nova Olivier Ferrand, l’essayiste Caroline Fourest... Hors de nos frontières, un ancien ministre belge ainsi qu’un ancien ministre grec la soutiennent. » [9]

Il y avait également le président du Mouvement européen - Italie et porte-parole du Forum permanent de la société civile européenne Pier Virgilio Dastoli [10], le président du Groupe des Employeurs au Comité Économique et Social Européen Henri Malosse, le président d’Europanova et fondateur des États Généraux de l’Europe Guillaume Klossa, le Secrétaire Général d’Europanova Thomas Houdaille, l’animateur et producteur de radio et télévision Nagui, l’ancien Président du Parlement européen des jeunes Vincent Couronne, le professeur au Collège de France et ancien Pdt de l’Académie des Sciences Étienne Baulieu, la vice-présidente du club Le Siècle en 2010 Anne-Marie Idrac,… [11]

Pour conclure, Jean Quatremer et Caroline Fourest devraient sans doute réfléchir à la lecture de certains discours de Robespierre contre la guerre :

« La guerre est toujours le premier vœu d’un gouvernement puissant qui veut devenir plus puissant encore. Je ne vous dirai pas que c’est pendant la guerre que le ministère achève d’épuiser le peuple et de dissiper les finances, qu’il couvre d’un voile impénétrable ses déprédations et ses fautes ; je vous parlerai de ce qui touche plus directement encore le plus cher de nos intérêts. C’est pendant la guerre que le pouvoir exécutif déploie la plus redoutable énergie, et qu’il exerce une espèce de dictature qui ne peut qu’effrayer la liberté naissante ; c’est pendant la guerre que le peuple oublie les délibérations qui intéressent essentiellement ses droits civils et politiques pour ne s’occuper que des événements extérieurs, qu’il détourne son attention de ses législateurs et de ses magistrats pour attacher tout son intérêt et toutes ses espérances à ses généraux et à ses ministres, ou plutôt aux généraux et aux ministres du pouvoir exécutif. C’est pour la guerre qu’ont été combinées, par des nobles et par des officiers militaires, les dispositions trop peu connues de ce code nouveau qui, dès que la France est censée en état de guerre livre la police de nos villes frontières aux commandants militaires, et fait taire devant eux les lois qui protègent les droits des citoyens. C’est pendant la guerre que la même loi les investit du pouvoir de punir arbitrairement les soldats. C’est pendant la guerre que l’habitude d’une obéissance passive, et l’enthousiasme trop naturel pour les chefs heureux, fait, des soldats de la patrie, les soldats du monarque ou de ses généraux. Dans les temps de troubles et de factions, les chefs des armées deviennent les arbitres du sort de leur pays, et font pencher la balance en faveur du parti qu’ils ont embrassé. Si ce sont des Césars ou des Cromwells, ils s’emparent eux-mêmes de l’autorité. Si ce sont des courtisans sans caractère, nuls pour le bien, mais dangereux lorsqu’ils veulent le mal, ils reviennent déposer leur puissance aux pieds de leur maître, et l’aident à reprendre un pouvoir arbitraire, à condition d’être ses premiers valets. » [12]

Les Révolutions de France et de Saint-Domingue nous apprennent que la liberté, l’égalité et la fraternité sont des dynamiques majeures de l’Histoire.

La peur est celle des rois, des aristocrates et des tyrans.

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