Le projet constitutionnel de Condorcet : l’institution de « la royauté des ministres » et l’élection du « patriciat de renommées » Le projet girondin renversant le principe de la suprématie du législatif sur l’exécutif
Depuis les années 1980, une représentation idéalisée de Condorcet est répandue par le Parti « Socialiste » et ses satellites. Elle correspond notamment à la phase de conversion de ces derniers au libéralisme économique prôné par le marquis et magnifiquement analysé par l’historien Yannick Bosc dans son article « Liberté et propriété. Sur l’économie politique et le républicanisme de Condorcet ». L’historienne Florence Gauthier a également montré que la Société des Amis des Noirs, qui comptait parmi ses membres le mathématicien, menait campagne pour l’abolition de la traite des captifs, mais non pour celle de l’esclavage.
Aujourd’hui, Condorcet incarne la démocratie pour la « social-démocratie » française. Cette vision des choses peut être totalement remise en cause en lisant le passage suivant écrit par l’historien Albert Mathiez concernant le débat constitutionnel de 1793, dans son livre Girondins et Montagnards, Paris, 1930, extrait de « La Constitution de 1793 », p. 87 à 93. Voir aussi l’ouvrage Albert Mathiez, Robespierre et la république sociale, Paris, Éditions Critiques, 2018, p. 133 à 138.
Les notes de bas de page ci-dessous sont celles d’Albert Mathiez.
Au moment où Condorcet déposa son rapport, en février 1793, les Girondins étaient encore maîtres du ministère. Ils s’appuyaient sur les administrations départementales qui avaient été élues par un scrutin à deux degrés et qui, en conséquence, comprenait en général les notabilités de la classe bourgeoise. La caractéristique du projet de Condorcet [1], c’est de renforcer le Conseil exécutif, autrement dit le ministère, en l’appuyant sur les administrations départementales. Les sept ministres et le secrétaire du Conseil seront absolument indépendants de l’Assemblée nationale. Ils tiendront leurs pouvoirs du choix direct du peuple par un véritable plébiscite. Ils seront nommés pour deux ans et renouvelables par moitié tous les ans, tandis que l’Assemblée disparaîtra tout entière chaque année. Sans doute les ministres pourront être mis en accusation par un vote de l’Assemblée devant une Haute Cour que Condorcet appelait un jury national, mais ce jury national sera complètement indépendant de l’Assemblée puisqu’il sera formé de jurés élus directement par le peuple. Les trois Commissaires de la Trésorerie et les trois Commissaires de la Comptabilité, nommés également par un plébiscite, seront indépendants à la fois des ministres et de la représentation nationale. Ainsi les différents pouvoirs de l’État seront absolument isolés. Le seul lien qui existera entre eux sera la communauté de leur origine par le suffrage populaire. L’Assemblée nationale, ligotée, diminuée, renouvelable tous les ans, n’avait plus aucune puissance réelle. L’Exécutif émané du choix direct des électeurs, fortifié, rendu indépendant du Législatif, devenait le pouvoir dirigeant. On comprend parfaitement que Saint-Just ait reproché au projet de Condorcet, le 24 avril 1793, « d’instituer la royauté des ministres ». Saint-Just remarquait avec raison qu’alors les ministres étaient nommés par toute la France, les députés ne l’étaient que par les départements et par conséquent que les premiers éclipseraient infailliblement les seconds. Condorcet ne s’en était pas caché. Il avait déclaré que les ministres devaient être les « officiers » du peuple et non ceux de ses représentants. Pour mieux affaiblir les pouvoirs de la représentation nationale, les Girondins avaient songé à la diviser, sinon en deux Chambres, du moins en deux sections pour la délibération et le vote des lois. Condorcet avait exposé cette idée avec complaisance dans son rapport, mais il n’avait osé tout d’abord l’inscrire dans le projet dont il donna lecture. Il se ravisa après la séance et, de l’aveu de ses collègues du Comité de Constitution, il glissa, au moment de l’impression de son texte, dans une annexe trois articles supplémentaires qui stipulaient la division de l’Assemblée en deux sections pour la discussion des lois. Cette addition subreptice n’échappa pas aux Montagnards qui la dénoncèrent avec indignation par l’organe d’Amar le 20 février [2]. Après un débat violent, où Duclos et Barère répondirent à Amar, la Convention donna satisfaction aux Montagnards en ordonnant le désaveu et la suppression des malheureux articles ajoutés après coup [3]. L’incident contribua à jeter de la défaveur sur les intentions de Condorcet et explique en partie son échec final. Les Montagnards firent porter leurs principales critiques sur la trop grande puissance que la Constitution girondine accordait aux ministres. François Robert rappela à propos, le 26 avril, que la Convention n’avait pu faire marcher les ministres qu’en les plaçant sous la haute surveillance du Comité de Salut public. Robespierre déclara, le 10 mai, que les ministres étaient trop peu nombreux et leurs départements trop étendus. « Le ministère de l’Intérieur, dit-il, faisant allusion à Roland, est un monstre politique qui aurait provisoirement dévoré la République. » Il demanda que les ministres fussent tenus de rendre compte de leur gestion au Corps législatif. De même qu’il fortifiait les ministres en les plaçant hors de l’atteinte de l’Assemblée, Condorcet fortifiait les administrations départementales en supprimant les districts et en les remplaçant, parce qu’il appelait des grandes communes de quatre lieues carrées au maximum, dans lesquelles les populations urbaines des bourgs seraient noyées dans le flot des populations rurales [4]. Les nouvelles administrations départementales dans son projet ne compteraient plus que dix-huit membres au lieu de trente-six et leur directoire serait réduit à quatre membres au lieu de huit. Enfin, innovation plus caractéristique encore, le procureur général syndic, qui avait été jusque-là à la nomination des électeurs, serait remplacé désormais par un Commissaire national choisi par les ministres, il est vrai, dans l’administration départementale, mais révocable à leur volonté. Ce commissaire national assurerait beaucoup mieux que l’ancien procureur général syndic la liaison et la subordination avec le pouvoir central. Alors que les députés n’étaient nommés que pour un an, les membres des Assemblées départementales étaient élus pour quatre ans et renouvelables par moitié tous les deux ans. Les « Départements », comme on disait, seraient stables dans l’organisation politique nouvelle. Toutes ces précautions étaient dictées à Condorcet par la défiance des villes et des bourgs dont les « communes » subissaient en général l’influence des Jacobins et des Montagnards. Le Girondin Lehardy proposa même, le 24 mai, de partager les grandes villes en plusieurs municipalités distinctes. Lanjuinais prononça aussitôt une vive philippique contre Paris. L’intrigue s’agite, dit-il, dans les grandes villes. Elle porte aux places « l’écume de la nation, la lie de l’espèce ». Cela est possible parce que dans les agglomérations populeuses, les citoyens ne se connaissent pas et ne peuvent pas se connaître. Le maire de Paris et le commandant de sa garde nationale sont « des personnages trop importants pour une république. Ce sont de petits rois. Multipliez-les et vous les rendrez moins puissants et plus utiles ». La majorité vota l’impression du discours de Lehardy et son envoi aux départements. Les mêmes arrière-pensées se retrouvent, quoique plus dissimulées, dans le régime électoral que Condorcet proposait d’instituer. Rien de plus libéral en apparence. Toutes les élections, et Dieu sait si elles étaient nombreuses dans son projet : élections des officiers municipaux, des administrateurs de département, des juges, des députés, des ministres, des membres du jury national, des commissaires de la Trésorerie, des commissaires de la comptabilité, etc., devaient se faire au moyen de deux scrutins distincts et séparés par un intervalle de plusieurs semaines, chacun durant deux jours. Le premier scrutin dit préparatoire ne servait qu’à établir une liste de présentation. Chaque votant recevait du bureau un bulletin sur lequel son nom était inscrit en marge. Il écrivait sur ce bulletin ou il faisait écrire les noms des candidats qu’il proposait pour les places à remplir. Les administrations de département centralisent les résultats de ce scrutin préparatoire dans les quinze jours et, après avoir enregistré les désistements des candidats désignés, arrêtent la liste de présentation qui renferme obligatoirement un nombre de candidats triple de celui des places à pourvoir. On procède ensuite au deuxième scrutin d’élection. Les votants reçoivent du bureau « un bulletin à deux colonnes divisées chacune en autant de cases qu’il y aura de sujets à nommer. L’une de ces colonnes sera intitulée : première colonne d’élection, l’autre : colonne supplémentaire ». L’électeur inscrit ou fait inscrire sur la première colonne autant de noms qu’il y a de places à pourvoir, et ensuite un nombre égal de noms sur la colonne supplémentaire. Mais il ne peut choisir ces noms que sur la liste officielle de présentation. Son bulletin ne doit pas être signé. Au dépouillement, on totalisait d’abord les chiffres obtenus par chaque candidat dans la première colonne. Si la majorité absolue n’était pas atteinte, on additionnait les chiffres de la colonne supplémentaire. Il est facile de voir où tendait ce mode compliqué de scrutin. Le bulletin de présentation étant signé, l’aristocratie locale aurait le moyen de contrôler les votes des gens dans sa dépendance. La liste de présentation ne renfermerait que des hommes à elle parmi lesquels les électeurs seraient obligés de choisir, à raison d’un sur trois. Tandis que les députés étaient nommés au scrutin de liste par département, les sept ministres étaient élus par un scrutin uninominal dans toute la France. Pour dresser la liste de présentation aux places de ministres, l’administration de chaque département centralisait les résultats des scrutins préparatoires de toutes les Assemblées primaires de son ressort. Elle dressait ensuite une liste des treize candidats qui avaient obtenu le plus de suffrages pour chaque siège ministériel. Comme il y avait sept ministres, la liste de présentation du département comprendrait quatre-vingt-onze noms. Les listes départementales étaient ensuite centralisées par le Corps législatif, qui dressait la liste de présentation définitive pour toute la France. Cette liste comprendrait également treize candidats pour chaque place. Au scrutin d’élection, l’électeur choisissait obligatoirement entre ces treize candidats. Il portait un nom dans la première colonne de son bulletin et six noms dans la colonne supplémentaire. Les Montagnards ne reprochèrent pas seulement à ce système de votation d’être affreusement lent et embrouillé, mais surtout d’être astucieusement combiné pour maintenir au pouvoir le parti Girondin dans toutes les places importantes locales et nationales. Ce parti se recrutait parmi les propriétaires ; il disposait des grands journaux. Seuls les gens aisés pourraient perdre leur temps à des scrutins interminables. Les pauvres se lasseraient vite d’y prendre part. Ils ne paraîtraient pas aux Assemblées primaires. Ils n’auraient pas d’ailleurs l’indépendance nécessaire pour émettre leurs préférences en toute liberté, puisque le scrutin préparatoire était public. Les riches seuls qui lisaient les journaux seraient en état d’inscrire sur les bulletins les candidats aux places. En fait, ce seraient les journaux girondins qui deviendraient les maîtres des élections. Selon le mot de Saint-Just, la Gironde formait « un patriciat de renommées ». C’est dans ce patriciat que seraient recrutés ministres, députés, jurés nationaux, juges, administrateurs. Sous le couvert de la souveraineté du peuple, en apparence scrupuleusement respectée, le règne d’une classe s’organiserait et se perpétuerait. C’est ce qui explique l’indignation que manifestèrent les Montagnards, indignation sincère et non factice, comme l’ont cru des historiens superficiels. Antoine s’écrie aux Jacobins le 17 février : « La Constitution qu’on nous a présentée, est un chef-d’œuvre de ridicule, pour ne pas dire de perfidie. » Collot d’Herbois ajoutait : « Depuis le premier chapitre de leur plan jusqu’au dernier, on voit percer la défiance du choix du peuple. » Il visait par cette allusion le scrutin préparatoire. François Robert, Robespierre précisèrent les griefs de leur parti devant la Convention. Robert le 26 avril : « Si vous décrétez ces fréquentes assemblées, la partie la moins aisée du peuple serait dans l’impossibilité absolue de s’y rendre et, si elle ne s’y rendait pas, son droit à l’exercice de la souveraineté ne serait plus qu’illusion, la classe aisée et la classe opulente deviendraient les maîtresses suprêmes des Assemblées (électorales) et, par un excès de démocratie mal entendue, vous verriez nécessairement s’élever un genre d’aristocratie bien terrible, l’aristocratie presque absolue des riches. » Robespierre, le 10 mai : « On veut que, dans tous les points de la République, les citoyens votent pour la nomination de chaque mandataire, de manière que l’homme de mérite et de vertu, qui n’est connu que de la contrée qu’il habite, ne puisse jamais être appelé à représenter ses compatriotes et que les charlatans fameux, qui ne sont pas toujours les meilleurs citoyens ni les hommes les plus éclairés ou les intrigants portés par un parti puissant qui dominerait toute la République, soient à perpétuité et exclusivement les représentants nécessaires du peuple français. » |