Condorcet et la liberté indéfinie du propriétaire
En 2011, les Annales historiques de la Révolution française ont publié un texte remarquable de l’historien Yannick BOSC, intitulé Liberté et propriété. Sur l’économie politique et le républicanisme de Condorcet (http://ahrf.revues.org/12215). Le texte intégral sera malheureusement disponible sur le net qu’à partir de janvier 2015. Celui-ci est d’autant plus important que Condorcet a particulièrement été valorisé ces dernières années, en particulier sous l’ère Mitterrand... Ci-dessous un extrait de cet article avec l’autorisation de l’auteur.
« Le fait que le propriétaire puisse disposer librement de sa propriété est la première conséquence de l’idée selon laquelle la garantie de la propriété fonde la société. Que recouvre la “libre disposition” de la propriété ?
“La libre disposition de la propriété, écrit Condorcet, renferme le pouvoir de vendre, de donner, d’échanger ce qui est à soi, et, si cette propriété consiste dans des denrées qui se reproduisent, de régler cette reproduction à son gré et de jouir comme on le voudra du produit”. |
Dans le court paragraphe de trois lignes qui suit, il indique qu’il existe une borne à cette libre disposition de la propriété :
“La seule borne à cette libre disposition est de ne rien faire qui puisse nuire à la sûreté, à la liberté, à la propriété et en général aux droits d’un autre” [1]. |
Dans la Vie de M. Turgot, Condorcet ne précise pas en quoi consiste le fait de ne pas nuire aux droits des autres. La démonstration s’arrête là. Pour le savoir, il faut consulter ses deux projets de Déclaration des droits de 1789 [2] qui synthétisent les principes avancés dans Vie de M. Turgot [3], mais avec une différence remarquable pour le second : il ne fait pas référence aux droits naturels, mais aux “droits mutuels” [4], comme si Condorcet mesurait au cours de l’été 1789 le problème que pose le fait de tenir ensemble droit naturel et liberté illimitée du propriétaire, car cette liberté ne connaît guère de limites :
“Chacun pourra faire de sa propriété tout usage qui n’est pas contraire au droit d’autrui. Ce qui renferme la liberté indéfinie pour tout individu de vendre les produits de sa possession, où, à qui et quand il veut, d’acheter d’autres denrées, de les échanger, de les revendre, sans être assujetti à aucune gêne, ni à aucune formalité, et la liberté de cultiver sur ses terres telles productions qu’il voudra” [5]. |
Nous verrons plus loin que la notion de “droits mutuels” doit être saisie à travers celle de réciprocité des intérêts. Considérons tout d’abord que “la liberté indéfinie pour tout individu de vendre les produits de sa possession, où, à qui et quand il veut” n’est pas contraire au droit d’autrui. Cette liberté indéfinie du propriétaire est réaffirmée par Condorcet dans l’article 18 de son projet de Déclaration du 15 février 1793 qu’il présente à la Convention au nom du comité chargé de proposer une nouvelle constitution [6] :
“Le droit de propriété consiste en ce que tout homme est le maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie”. |
Cette formulation est au cœur du conflit qui oppose les projets girondin et montagnard. Elle est reprise dans l’article 17 de la Déclaration du 22 avril 1793 dite girondine. Contre ce texte, Robespierre rédige le projet de Déclaration qu’il présente le 24 avril 1793 en l’introduisant par une critique de cette conception de la propriété :
“En définissant la liberté le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu’elle avait pour borne les droits d’autrui : pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale ? Comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime ; de manière que votre Déclaration paraît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans” [7]. |
Chez Condorcet, la première conséquence du principe selon lequel la garantie de la propriété fonde la société est donc la liberté indéfinie du propriétaire. » Yannick BOSC