Robespierre théoricien du droit naturel à l’existence
La déclaration du droit à l’existence devint l’enjeu des luttes politiques de 1792 à 1795, mettant aux prises deux conceptions du droit naturel, deux projets de société, deux conceptions de la liberté, liberté politique ou liberté économique, deux conceptions du libéralisme de droit naturel. Robespierre fut un des principaux théoriciens du droit à l’existence à l’époque de la Révolution des droits de l’homme. Partant des principes du droit naturel d’une part, de l’expérience de la révolution d’autre part, il va peu à peu préciser son analyse de la contradiction entre le pouvoir économique et la liberté politique. Nous allons suivre son analyse à travers trois de ses interventions principales à ce sujet.
Avril 1791. « Sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l’exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d’argent ou d’un nombre déterminé de journées d’ouvrier ».
À la suite de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’Assemblée constituante allait à plusieurs reprises violer sa propre constitution en refusant de reconnaître la citoyenneté - ou l’appartenance au genre humain, selon la conception de la philosophie du droit naturel - aux femmes, aux esclaves des colonies, et enfin à ceux qui vivaient du travail de leurs mains, en détachant, ici, la citoyenneté de la personne pour l’attacher à la richesse.
Robespierre intervenait une nouvelle fois, pour défendre le droit naturel attaché à la personne contre le système censitaire qui faisait dériver la citoyenneté des fortunes :
« Pourquoi sommes-nous rassemblés dans ce temple des lois ? Sans doute pour rendre à la nation française l’exercice des droits imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes. Tel est l’objet de toute constitution politique. Elle est juste, elle est libre, si elle le remplit elle n’est qu’un attentat contre l’humanité, si elle le contrarie. » [1]
Robespierre s’appuyant sur les principes déclarés, fait la critique du suffrage censitaire d’un double point de vue : anticonstitutionnel, étant donné que la Déclaration des droits de 1789 est violée par ces dispositions qui renient la conception de la liberté en société ou la citoyenneté ; et antisocial. Il va de ce point vue donner une définition du peuple et de l’intérêt général, et caractériser la nature particulière du système censitaire, et celle universelle de la révolution des droits de l’homme.
Les adversaires du droit naturel désignent le peuple par les termes méprisants suivants :
« Le peuple ! des gens qui n’ont rien... des gens qui n’ont rien à perdre. »
Robespierre leur répond :
« Ces gens dont vous parlez sont apparemment des hommes qui vivent, qui existent, qui subsistent au sein de la société, sans aucun moyen de vivre ou de subsister. Car s’ils sont pourvus de ces moyens-là, ils ont, ce me semble, quelque chose à perdre ou à conserver. Oui, les grossiers habits qui me couvrent, l’humble réduit où j’achète le droit de me retirer et de vivre en paix, le modique salaire avec lequel je nourris ma femme et mes enfants ; tout cela je l’avoue, ce ne sont point des terres, des châteaux, des équipages ; tout cela s’appelle rien peut-être, pour le luxe et pour l’opulence ; mais c’est quelque chose pour l’humanité : c’est une propriété sacrée, aussi sacrée sans doute que les brillants domaines de la richesse. Que dis-je ! Ma liberté, ma vie, le droit d’obtenir sûreté ou vengeance pour moi et pour ceux qui me sont chers, le droit de repousser l’oppression, celui d’exercer librement toutes les facultés de mon esprit et de mon cœur ; tous ces biens si doux, les premiers de ceux que la nature a départis à l’homme, ne sont-ils pas confiés, comme les vôtres, à la garde des lois ! » [2]
Le peuple qu’analyse Robespierre, ce sont les gens qui vivent du travail de leurs mains, les salariés, ceux qui n’ont « rien », ceux que les « honnêtes gens » veulent dégrader « par les mots de canaille et de populace ».
Le système censitaire est réservé aux riches qui veulent se privilégier en occupant toute la puissance publique. Les riches veulent se constituer en classe particulière et en classe politique dominante :
« Le peuple ne demande que le nécessaire, il ne veut que justice et tranquillité ; les riches prétendent à tout, ils veulent tout envahir et tout dominer. Les abus sont l’ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple : l’intérêt du peuple est l’intérêt général, celui des riches l’intérêt particulier. » [3]
Le système censitaire ne constitue pas une société d’hommes libres, mais sert l’intérêt particulier des riches, nouveaux oppresseurs du peuple :
« Que serait votre déclaration des droits si ces décrets pouvaient subsister ? Une vaine formule. Que serait la nation ? Esclave ; car la liberté consiste à obéir aux lois qu’on s’est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère. Que serait votre constitution ? Une véritable aristocratie. Car, l’aristocratie est l’état où une portion des citoyens est souveraine et le reste sujets. Et quelle aristocratie ! La plus insupportable de toutes ; celle des riches. » [4]
Robespierre oppose au caractère de classe du régime censitaire le caractère original de la Révolution en France comme première tentative historique de reconquête des droits naturels :
« Est-ce donc pour copier servilement les erreurs ou les injustices qui ont si longtemps dégradé et opprimé l’espèce humaine, que l’éternelle providence vous a appelés, seuls depuis l’origine du monde, à rétablir, sur la terre, l’empire de la justice et de la liberté, au sein des plus vives lumières qui aient jamais éclairé la raison publique, au milieu des circonstances presque miraculeuses qu’elle s’est plu à rassembler, pour vous assurer le pouvoir de rendre à l’homme son bonheur, ses vertus et sa dignité primaire ? » [5]
Robespierre rappelle enfin que c’est l’insurrection populaire de juillet 1789 qui a sauvé le Serment du Jeu de Paume et permis d’entamer le processus de reconquête des droits naturels :
« Eh ! qui pourrait donc supporter l’idée de le (ce peuple) voir dépouiller de ses droits, par la révolution même qui est due à son courage, au tendre et généreux attachement avec lequel il a défendu ses représentants. Est-ce aux riches, est-ce aux grands que vous devez cette glorieuse insurrection qui a sauvé la France, et vous ? Ces soldats qui ont déposé leurs armes aux pieds de la patrie alarmée, n’étaient-ils pas du peuple ? Ceux qui les conduisaient contre vous, à quelles classes appartenaient-ils ? » [6]
Dans une formule révélant toute l’ampleur de son analyse, Robespierre met en lumière les luttes de classes triangulaires, qui caractérisent toute la période de la Révolution des droits de l’homme, de 1789 à 1795 :
« Est-ce pour retomber sous le joug de l’aristocratie des riches, qu’il (le peuple) a brisé avec vous le joug de l’aristocratie féodale ? » [7]
À travers cette critique du nouveau despotisme de l’aristocratie des riches, Robespierre centre le débat sur le problème de fond de la propriété.
Reprenons son analyse qui renvoie au droit naturel universel. Les partisans de l’aristocratie des riches, en attachant la citoyenneté, non à la personne mais à la richesse, transforment le droit naturel universel de liberté en droit particulier des possédants, nouveau privilège qui ne réalise ni le droit, ni l’universel.
Robespierre part de la contradiction interne à la Déclaration des droits de 1789 analysée précédemment : le droit naturel de liberté et sa réciprocité l’égalité entrent en contradiction avec le droit naturel de propriété privée des biens matériels. On le voit, la contradiction a éclaté, au moins, dès avril 1791 : le système censitaire, en attachant la liberté en société, ou la citoyenneté, à la richesse, retire aux « impropriétaires » leur appartenance au genre humain. Robespierre va opérer, sur le plan de la théorie du droit naturel, la séparation entre les biens ayant un caractère universel, et les biens matériels qui ne l’ont pas :
« Ma liberté, ma vie, le droit d’obtenir sûreté ou vengeance pour moi et pour ceux qui me sont chers, le droit de repousser l’oppression, celui d’exercer librement toutes les facultés de mon esprit et de mon cœur ; tous ces biens si doux, les premiers de ceux que la nature a départis à l’homme, ne sont-ils pas confiés, comme les vôtres, à la garde des lois ! Et vous dites que je n’ai point d’intérêt à ces lois ; et vous voulez me dépouiller de la part que je dois avoir comme vous, dans l’administration de la chose publique, et cela par la seule raison que vous êtes plus riches que moi ! Ah ! si la balance cessait d’être égale, n’est-ce pas en faveur des citoyens les moins aisés qu’elle devrait pencher ? Les lois, l’autorité publique, n’est-elle pas établie pour protéger la faiblesse contre l’injustice et l’oppression. C’est donc blesser tous les principaux sociaux, que de la placer tout entière entre les mains des riches.
« Mais les riches, les hommes puissants ont raisonné autrement. Par un étrange abus des mots, ils ont restreint à certains objets l’idée générale de propriété ; ils se sont appelés seuls propriétaires ; ils ont prétendu que les propriétaires seuls étaient dignes du nom de citoyens ; ils ont nommé leur intérêt particulier l’intérêt général, et pour assurer le succès de cette prétention, ils se sont emparés de toute la puissance sociale. » [8]
Robespierre donne ici la première théorisation du droit naturel universel à l’existence, en faisant éclater la contradiction entre liberté politique et droit naturel de propriété privée des biens matériels. Selon la philosophie du droit naturel, la vie, la liberté, la sûreté et le droit de repousser l’oppression sont des propriétés de l’être humain. Nous avons vu que c’est de cette manière qu’est exprimée, dans la théorie du droit naturel, l’humanité de l’humanité, et que ces propriétés sont à l’œuvre dans la Déclaration de 1789.
Robespierre met en pleine lumière la façon dont les propriétaires se mettent en contradiction avec la déclaration-constitution, en restreignant l’idée générale de propriété aux seuls biens matériels, en créant une nouvelle conception de la citoyenneté attachée aux choses, aux biens matériels. Cette conception de la citoyenneté attachée aux choses rompt avec le libéralisme de droit naturel, « car la liberté consiste à obéir aux lois qu’on s’est données, et la servitude à être contraint de se soumettre à une volonté étrangère ». Cette nouvelle théorie politique détruit totalement la conception du droit naturel de liberté, et construit une nouvelle conception de la propriété strictement limitée au matérialisme des biens... matériels.
Cette défaite provisoire des droits de l’homme et du citoyen - provisoire car le 10 août 1792, l’insurrection populaire permettra « à la canaille et à la populace » de rétablir le droit naturel, une seconde fois, en renversant cette constitution censitaire, matérialiste et antilibérale - cette défaite provisoire donc permit aussi à Robespierre, défenseur de la liberté, d’approfondir la théorie de la révolution des droits naturels.
En effet, dès avril 1791, Robespierre fit éclater la contradiction entre les propriétés ayant un caractère universel, et celles qui ne l’ont pas. La vie, la liberté (et donc l’égalité et la citoyenneté), le droit d’obtenir sûreté et de repousser l’oppression, le droit d’exercer librement toutes les facultés de l’esprit et du cœur sont des propriétés naturelles universelles, et constituent l’intérêt général que la société de droit naturel a pour but de conserver et de réaliser.
L’intérêt des possédants est un intérêt particulier incapable de réaliser le droit naturel universel. En s’emparant de la puissance publique, l’intérêt des possédants révèle une forme nouvelle de despotisme, celui du pouvoir que confère la propriété des biens matériels. Un nouveau pouvoir oppressif est ici reconnu, le pouvoir économique.
Être libre c’est n’être soumis au pouvoir d’aucun autre homme, et ne soumettre aucun autre homme à son pouvoir. L’oppression ne vient pas seulement des pouvoirs doctrinaires des Églises et de l’État absolutiste, le pouvoir économique est lui aussi incompatible avec la réalisation de la liberté comme qualité humaine.
Le 2 décembre 1792, Robespierre intervenait à nouveau sur la contradiction entre liberté politique et liberté économique. Sa réflexion s’était approfondie depuis avril 1791, sous l’effet du développement du mouvement populaire qui élabora, face à la crise économique et monétaire, un vaste programme de réforme agraire lié à une refonte du système de production et d’échange [9]. Robespierre critique le droit de propriété privée illimitée et le caractérise comme un assassinat :
« Je défie le plus scrupuleux défenseur de la propriété de contester ces principes, à moins de déclarer ouvertement qu’il entend par ce mot (droit de propriété illimitée) le droit de dépouiller et d’assassiner ses semblables. Comment donc a-t-on pu prétendre que toute espèce de gêne, ou plutôt que toute règle sur la vente du blé était une atteinte à la propriété et déguiser ce système barbare sous le nom spécieux de liberté du commerce ?... Pourquoi les lois n’arrêteraient-elles pas la main homicide du monopoleur comme celle de l’assassin ordinaire. » [10]
Pour Robespierre, les marchands, monopoleurs, spéculateurs sont des assassins puisqu’ils menacent l’existence des consommateurs, et entrent en concurrence avec le droit à l’existence. Robespierre analyse le caractère de classe de la politique de liberté économique au service de l’intérêt particulier des marchands et détenteurs de grains et son aspect répressif.
« Ils (les auteurs de la théorie de la liberté économique) ont compté pour beaucoup les profits des négociants et des propriétaires et la vie des hommes à peu près pour rien. Et pourquoi ? C’étaient les grands, les ministres, les riches qui écrivaient qui gouvernaient ; si c’eût été le peuple, il est probable que ce système aurait reçu quelques modifications [11] » ...
« La liberté indéfinie du commerce et des baïonnettes pour calmer les alarmes ou pour opprimer la faim, telle fut la politique vantée de nos premiers législateurs. » [12]
Robespierre porte une critique fondamentale à la théorie économique de l’élasticité du marché, car le marché des subsistances n’est pas élastique :
« Les auteurs de la théorie n’ont considéré les denrées les plus nécessaires à la vie que comme une marchandise ordinaire et n’ont mis aucune différence entre le commerce du blé et celui de l’indigo... Il n’est pas nécessaire que je puisse acheter de brillantes étoffes ; mais il faut que je sois assez riche pour acheter du pain pour moi et mes enfants. Le négociant peut bien garder dans ses magasins les marchandises que le luxe et la vanité convoitent jusqu’à ce qu’il trouve le moment de les vendre au plus haut prix possible ; mais nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé à côté de son semblable qui meurt de faim. » [13]
La spéculation sur les denrées qui assurent l’existence entre en contradiction avec le droit à l’existence :
« Quel est le premier objet de la société ? C’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? Celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. » [14]
La critique de la liberté économique va permettre à Robespierre de préciser sa conception de la propriété. Les subsistances étant nécessaires à l’existence, elles ne peuvent être considérées comme une propriété privée mais ont un caractère social commun :
« Les aliments nécessaires à l’homme sont aussi sacrées que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conservation est une propriété commune à la société entière. » [15]
On le voit, ce qui est formulé ici va très loin. La conservation du droit naturel est le but de l’association politique, le premier droit est le droit à l’existence, tout ce qui assure la conservation de l’existence est une propriété commune à la société entière.
L’idée générale de propriété chez Robespierre s’est précisée : nous avons vu en avril 1791 que la vie, la liberté, la sûreté, le droit de résistance à l’oppression, l’exercice de toutes les facultés de l’esprit et du cœur, sont des propriétés naturelles universelles. Robespierre ajoute, le 2 décembre 1792 que les biens qui assurent l’existence et sa conservation ont un caractère de bien commun à la société et pas seulement privé. Robespierre théorise ainsi deux sortes de droits sociaux : les droits naturels attachés à la personne et le droit aux subsistances qui donne à ces denrées un caractère de propriété commune.
Ici, le droit de propriété des biens nécessaires à l’existence est subordonné au droit naturel à l’existence.
Rappelons que cette même conception se retrouve dans le programme économique de la Sans-culotterie parisienne, entre autres, présenté le 5 septembre 1793, sous forme de 12 articles, dont nous extrayons les plus significatifs :
« Que le maximum des fortunes sera fixé.
« Que le même individu ne pourra posséder qu’un maximum.
« Que le même citoyen ne puisse avoir qu’un atelier qu’une boutique.
« Que toutes les denrées de premières nécessités soient fixées invariablement.
« Que les matières premières seront aussi fixées de manière que les profits de l’industrie, les salaires du travail et les bénéfices du commerce qui seront modérés par la loi, puissent mettre l’homme industrieux, le cultivateur, le commerçant à portée de se procurer, non seulement les choses nécessaires, indispensables à la conservation de leur existence, mais encore tout ce qui peut ajouter à leur jouissance. » [16]
Robespierre synthétise l’idée générale de propriété dans son projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen présenté à la Convention le 24 avril 1793 :
« Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété ; il le faut d’autant plus qu’il n’en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.
« Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété ; il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu’il appelle un navire, où il a enchaîné et ferré des hommes qui paraissent vivants : “voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête.”
Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus ; il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.
Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d’opprimer, d’avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France, sous leur bon plaisir.
« Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi votre déclaration des droits semble-t-elle présenter la même erreur ? »
L’exercice du droit de propriété doit être subordonné à l’éthique. Les trois exemples pris ici par Robespierre sont significatifs. Le marchand d’esclaves trafique de la chair humaine. L’esclavage est l’antithèse des droits naturels. Tout homme est propriétaire de sa personne. L’esclavage est illégitime. Le but de l’association politique est de réaliser la liberté humaine, pas la liberté du droit de propriété des biens matériels.
Le deuxième exemple est celui du seigneur féodal maître des territoires et des hommes qui y vivent. Son droit de propriété éminente sur les terres et les hommes lui permet de les soumettre à sa justice, à ses droits, à sa volonté personnelle.
Le troisième exemple est celui de la souveraineté. La monarchie héréditaire s’est approprié de façon privée la souveraineté qui n’appartient de droit légitime qu’au peuple. Cette souveraineté est un bien commun du peuple et doit rester commun. Contre ces privilèges acquis historiquement et par la force, Robespierre oppose la légitimité du droit naturel humaniste : l’esclavage est incompatible avec les droits de l’homme tout comme la seigneurie, la monarchie, ou la spéculation sur les denrées de première nécessité.
Le droit de propriété doit alors être subordonné aux principes humanistes de liberté et de réciprocité du droit (égalité) :
« En définissant la liberté, le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu’elle avait pour bornes les droits d’autrui : Pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété qui est une institution sociale ? Comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime, de manière que votre déclaration paraît faite non pour les hommes mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :
« Article 1er - La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.
« Article 2. - Le droit de propriété est borné comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.
« Article 3. - Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.
« Article 4. - Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral. » [17]
Robespierre théorise la séparation du droit naturel et de la propriété privée des biens matériels : celle-ci n’est plus de droit naturel, mais une institution sociale et relève de la loi qui la définira. En outre, elle ne peut être illimitée puisqu’elle est subordonnée au primat du droit naturel à l’existence : les articles 3 et 4 synthétisent la critique de la liberté économique, de la libre spéculation et du droit illimité de propriété privée. Ainsi, liberté économique, esclavage et droit de propriété illimitée sont rendus anticonstitutionnels dans le projet de société de Robespierre.
Pour mieux saisir l’apport théorique de Robespierre à la philosophie du droit naturel, reprenons l’analyse de l’idée générale de propriété à l’œuvre dans son projet complet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
« Article 1er - Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme, et le développement de toutes ses facultés.
« Article 2. - Les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et la liberté.
« Article 5. - Le droit de s’assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions soit par la voie de l’impression, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l’homme que la nécessité de les énoncer suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme. »
Les articles 27 et 31 précisent les droits naturels de résistance à l’oppression et d’insurrection :
« Article 27. - La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme et du citoyen.
« Article 29. - Lorsque le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »
La vie, la propriété de sa personne, la liberté, la conservation de l’existence, le développement de toutes ses facultés, la résistance à l’oppression et l’insurrection sont des propriétés... propres à l’être humain, et de droit naturel.
La citoyenneté, c’est-à-dire la liberté en société, étant une propriété de droit naturel, en conséquence, la loi et le gouvernement sont des propriétés communes au souverain, c’est-à-dire au peuple :
« Article 22. - Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi.
« Article 14. - Le peuple est souverain : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété, les fonctionnaires publics sont ses commis. Le peuple peut, quand il lui plaît, changer son gouvernement et révoquer ses mandataires. »
Le but de la société est de maintenir les droits naturels, nous l’avons vu, et d’assurer la conservation de l’existence :
« Article 10. - La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. »
En plus des articles limitant le droit de propriété des biens matériels que nous avons vus, Robespierre conçoit une redistribution des richesses par l’impôt sur les possédants et par l’impôt progressif :
« Article 11. - Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu : il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.
« Article 12. - Les citoyens, dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance, sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques. Les autres doivent les supporter progressivement, selon l’étendue de leur fortune. »
Ainsi, l’idée générale de propriété chez Robespierre recouvre trois formes. La propriété de droit naturel attachée à la personne : vie, personne, liberté, citoyenneté, sûreté, résistance à l’oppression, développement de toutes les facultés, réunion, expression. La propriété de droit naturel commune au souverain : formation de la loi et gouvernement, selon le principe de la souveraineté populaire, source de la légitimité. La propriété des biens matériels, institution sociale qui n’est pas de droit naturel, limitée et subordonnée par la loi au droit à l’existence.
La suite est à consulter dans le livre Triomphe et mort du droit naturel en Révolution 1789-1795-1802, p. 78 à 95.