Les femmes dans l’espace public. La proposition d’une politique de galanterie démocratique par Robespierre
Par Florence Gauthier, historienne, Université Paris 7 - Denis Diderot. |
Depuis plus de deux siècles, la figure de Robespierre est devenue celle d’une Méduse accouchant de monstres politiques, pourtant apparus ultérieurement. Mais, par un effet singulier, ces « fabricateurs » de mythes de la Révolution française se sont efforcés d’en situer l’apparition chez Robespierre lui-même. Ainsi, les Thermidoriens lui ont attribué la Terreur et l’anarchie, le centenaire de la Révolution française a voulu en faire le pontife d’une religion nouvelle, le stalinisme des années 1930 en a fait un ennemi de la « révolution prolétarienne », le post-modernisme l’a affublé de la paternité de la Terreur comme matrice des totalitarismes du XXe siècle [1]. Le dernier né de ces monstres a été inventé par certains courants féministes qui attribuent à la Révolution française, et en particulier à Robespierre, l’exclusion des femmes des droits politiques [2].
N’ayant pas rencontré ce dernier monstre chez Robespierre, je n’évoquerai pas une absence, mais présenterai plutôt ce que j’ai trouvé dans ses textes et dans ses actes.
Après des études de droit à Paris, Robespierre retourna au pays natal, Arras, en 1781, à l’âge de 23 ans, y devint avocat et, jeune, aimable et cultivé, il fut élu, en 1783, membre de l’Académie de cette ville, fondée par Dubois de Fosseux, son secrétaire perpétuel. Les deux hommes s’estimaient réciproquement, comme l’atteste leur correspondance, et Dubois de Fosseux insista pour que Robespierre accepte d’être élu directeur de l’Académie en février 1786.
Les deux hommes souhaitaient ouvrir les Académies à la mixité entre les deux sexes. C’est ainsi qu’en 1787 deux femmes furent élues à l’Académie d’Arras comme « membres honoraires ». Il s’agit de deux femmes de lettres, Marie Le Masson Le Golft, née en 1749 et qui habitait le Havre, et Louise de Kéralio, qui vivait à Paris.
On connaît, semble-t-il, cinq femmes qui furent élues membres honoraires par des Académies privées : Arras fait figure de pointe très avancée avec ses deux membres en 1787 et une troisième en 1789 [3].
Née en 1758, Louise de Kéralio [4] avait le même âge que Robespierre. En 1787, elle venait de publier une Histoire d’Elisabeth, reine d’Angleterre et les premiers volumes d’une Collection des meilleurs ouvrages français composés par des Femmes, qui en comportera quatorze.
Robespierre présenta à l’Académie, le 18 avril 1787, sa Réponse au discours de Melle de Kéralio [5]. Son propos est remarquable, il s’agit de ce qu’il appelle « sa profession de foi » [6]. Constatant la rareté des femmes dans les sociétés savantes, il qualifie cette situation de « honteuse », de « scandale d’un siècle éclairé » [7] et attribue la cause de cette rareté aux préjugés, qu’il faut combattre par les Lumières, et se révèle partager les positions des cartésiens, comme Poulain de la Barre [8]. Robespierre réaffirme, en effet, le principe de l’égalité entre les deux sexes, doués tous deux des mêmes facultés, et précise que des différences de sexe ne doivent pas devenir le prétexte d’une domination de l’un par l’autre.
Robespierre ajoute qu’offrir aux femmes des places de « membres honoraires » dans les sociétés savantes est insuffisant, précisément parce qu’elles ne sont jamais là, et il propose de leur ouvrir la possibilité d’être des « membres ordinaires » qui participeraient physiquement et intellectuellement à la production du savoir et aux débats : « Ce n’est pas seulement par leurs lumières que les femmes contribueraient au progrès des lettres et à la gloire des sociétés savantes, c’est surtout par leur présence » [9].
Son plaidoyer se développe alors en faveur de la mixité, dont il décrit longuement les avantages sur le plan intellectuel, mais aussi sur celui de la vie des sociétés savantes. Il insiste sur l’émulation et la gloire qui en résulteraient, émulation transformée parce que les femmes participeraient au jugement des auteurs. La gloire qu’il définit ainsi : « C’est l’amour et l’admiration de nos semblables. L’amour de la gloire est donc le désir d’inspirer ces sentiments aux autres. [10] »
Amour et admiration réciproques, mêlés à une émulation, non dépourvue de séduction. Nous retrouvons ici ce que la préciosité du XVIIe siècle avait mis en avant : les femmes sont « précieuses » et doivent être respectées ; elles interviennent dans la vie littéraire, elles écrivent elles-mêmes et veulent, elles aussi, être juges des auteurs. Cette mixité ferait naître encore un bonheur particulier que Robespierre imagine et décrit [11].
Je m’arrête un instant sur ce dernier point car, la première fois que j’ai lu ce texte, j’ai senti que quelque chose m’échappait et que je ne comprenais pas de quoi il s’agissait. J’ai alors suivi les indications bibliographiques que Robespierre précisait dans son texte, et j’ai fini par apprendre qu’il s’agissait du bonheur créé par une érotisation des relations sociales, propre à la culture de la galanterie, et que cette culture, étant tombée dans un relatif oubli, nous est devenue plus difficilement sensible. J’ai appris qu’il s’était produit la même chose, avec la musique baroque et plus généralement avec l’esthétique baroque, qui accompagna, d’ailleurs, la galanterie du XVIe au XVIIIe siècle [12].
Voilà donc la galanterie devenue un trésor perdu comme La liberté avant le libéralisme, que Quentin Skinner a pu ramener à la surface du passé de l’Angleterre, en s’aidant de la méthode de Laslett dans son grand livre Un monde que nous avons perdu [13]
Qu’est-ce que la galanterie ?
Je m’appuie ici sur le travail de Claude Habib. La galanterie n’est pas à confondre avec le libertinage et encore moins la débauche. La galanterie est une politique [14] qui a pour objet les rapports entre les deux sexes, et se caractérise par une culture réciproque de civilisation : les hommes doivent respecter les femmes, avoir des égards pour elles, leur faire confiance et se soumettre à leurs jugements [15]. La galanterie devait permettre de polir « les mœurs rudes et grossières du noble guerrier comme de l’austère lettré » [16].
Les relations amoureuses en font partie et la culture galante initie au commerce spirituel, et donc à la mixité de la société ; à une érotisation sociale [17], mais en même temps retenue ; à une valorisation de l’amour et du plaisir de la séduction, de la délicatesse et même de l’héroïsme amoureux. Ce respect des femmes a permis de valoriser le droit des femmes à disposer d’elles-mêmes, en commençant par la propriété de leur corps, ce qui représente une grande conquête, et a incontestablement contribué à construire l’égalité entre les deux sexes et leur désaliénation réciproque. On ne peut s’empêcher de penser que la galanterie participe d’une culture du don et du contre-don [18].
Ajoutons que la galanterie appartient au monde profane du bonheur, de la gaieté et des plaisirs [19] et qu’elle a croisé les chemins du grand mouvement de séparation des facultés humaines de la théologie, qui a caractérisé la période dite moderne, soit le long processus de laïcisation. Ce qui n’empêchait pas de galantes personnes de choisir de finir leurs jours dans des couvents.
En France, la galanterie a évolué du XVIe au XVIIIe siècle. François Ier l’avait rencontrée à Urbino, en Italie, et importée dans sa propre cour. Henri II poursuivit une politique galante, qui fut interrompue pendant les horreurs des guerres de religion, et qui réapparut, au XVIIe siècle, dans des sociétés privées comme celle de Madame de Rambouillet à Paris. La galanterie française a connu son apogée sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV, avec la préciosité, qui a rendu l’amour et la sexualité précieux et honorables, à une époque où l’orgasme était considéré comme une fonction vitale, mais appartenait au « bas corporel ». Ce furent les précieuses qui donnèrent à la sexualité le rôle de recéler les secrets de l’âme [20].
La politique royale de la galanterie a été une véritable éducation sociale de civilisation et l’esthétique baroque l’a chantée, et enchantée d’ailleurs, durant trois siècles dans tous les arts et beaux-arts, sans oublier l’opéra.
En France, la galanterie a été attaquée par le libertinage et la débauche, sous Louis XV, puis combattue par les débuts du romantisme, mais à l’époque de la Révolution, bien qu’attaquée, elle était encore bien prégnante.
Le surgissement d’Aspasie
Voyons maintenant comment Robespierre reprit cet héritage de la galanterie et le démocratisa. La première fois que j’ai rapproché en public ces deux mots : « galanterie » et « démocratie », j’ai suscité des exclamations de surprise parce que, m’a-t-on dit, la galanterie ne saurait être « démocratique ». Il est vrai que la galanterie fait apparaître des comportements de respect réciproque, de séduction, de grâce et d’élégance. Ces qualités seraient-elles interdites au « démos » ? et pourquoi donc ? Si l’on veut bien ne pas perdre de vue que la galanterie est une politique qui a été menée en France par des rois, dans le but de civiliser, comme on l’a rappelé, les mœurs brutales, grossières et aliénées des courtisans et des clercs, on ne voit pas pourquoi une politique galante ne pourrait être menée en démocratie. En tout cas, ce fut une préoccupation de Robespierre, et c’est à ce titre qu’elle nous intéresse.
Dans son texte, Robespierre cite les noms des femmes qui ont cultivé la galanterie et la première est, pour lui… Aspasie, venue de Milet et qui vécut avec Périclès :
« O douce illusion ! O spectacle enchanteur ! je crois voir Socrate et Démosthène conversant avec Aspasie, ou bien les Deshoulières, les Sévigné, les La Suze, les La Fayette, assises dans le sanctuaire des muses, auprès des Bossuet, des Molière, des Racine, des Corneille. [21] »
Il compare ces muses à de « nouvelles Aspasies » :
« Puis-je oublier ces sociétés célèbres, formées dans un temps plus moderne où tous les hommes de génie de la France venaient faire l’hommage de leurs chefs-d’œuvre à de nouvelles Aspasies ! O Rambouillet ! O nom à jamais cher aux lettres ! O temple charmant des Muses et des grâces ! Heureux les hommes de lettres à qui il fut donné de venir dans votre enceinte sacrée recevoir des mains de la beauté la couronne des talents [22]. »
Ces muses étaient toutes femmes de lettres, poétesses, romancières et, à la suite de Madame de Rambouillet [23] qui renouvela au début du XVIIe siècle la culture galante, animèrent des sociétés dans leurs demeures.
Robespierre, dans l’Académie d’Arras, vivait la mixité entre les ordres puisque nobles et roturiers, comme Dubois de Fosseux et lui-même, pouvaient s’y retrouver, et il propose la poursuite d’une politique galante ouverte à la mixité entre les sexes dans les sociétés savantes, qu’il place carrément sous l’égide d’Aspasie, c’est-à-dire de la démocratie athénienne, provoquant un rapprochement proprement stupéfiant par son audace [24]. Ce qui annoncerait à ses yeux : « un progrès des Lumières » et « une heureuse révolution » [25].
Ajoutons que Robespierre accorde aux sociétés qu’animèrent ces « nouvelles Aspasies » une place supérieure à l’Académie royale officielle qui, précisément, refusait la présence des femmes :
« Oui, n’en déplaise aux génies sublimes dont la première Académie du Royaume se glorifiait sous le règne de Louis XIV, il manquait à sa gloire de compter parmi ses membres les femmes illustres qui embellissaient ce siècle immortel ; et les jours brillants marqués pour les triomphes des Muses françaises ne furent pas l’âge d’or de la littérature. [26] »
La galanterie était une politique qui au XVIIe siècle, et Robespierre nous le rappelle, n’osa pas vaincre les préjugés qui refusaient aux femmes d’accéder à la production du savoir [27]. C’était à ses yeux une tâche du présent, et il s’y employa dans le cadre de l’Académie d’Arras, et du futur.
On le sait, Aspasie est la femme la plus célèbre du monde antique, bien que l’on connaisse peu de choses à son sujet, si ce n’est le sentiment d’amour et le respect, sur lesquels on insiste, qu’elle a pu inspirer à Périclès, à quoi l’on ajoute l’influence c’est-à-dire le pouvoir qu’elle a pu exercer sur lui. Les deux historiennes, Marie Delcourt et Nicole Loraux, s’accordent pour penser que ce qui se dégage du faisceau d’interprétations, largement calomnieuses, léguées par l’antiquité grecque et romaine au sujet d’Aspasie, c’est bien le scandale que provoqua Périclès, parce qu’il portait un attachement amoureux et constant à Aspasie, cette Milésienne instruite et libre, avec qui il vivait sans pouvoir l’épouser car les lois d’Athènes le lui interdisaient [28].
Robespierre a inventé peut-être, sinon poursuivi, une interprétation particulièrement élogieuse d’Aspasie, qui vient construire le souvenir de la démocratie galante à venir. Trois moments historiques forment ici une constellation nouvelle, pour reprendre la belle métaphore de Walter Benjamin [29] : un passé double, avec la démocratie athénienne ou siècle d’Aspasie et la galanterie du XVIIe ou siècle de Mme de Rambouillet, brille dans le présent de Robespierre qui y voit la lumière des temps futurs.
Robespierre « féministe » dira-t-on ? le terme est anachronique [30], on lui préférera : « un galant homme » [31] !
Au salon de peinture de 1794, Marie-Geneviève Bouliar présentait un remarquable portrait d’Aspasie, thème plutôt rare en peinture. La peintre était toute jeune, 22 ans, et habitait Paris. Le tableau se trouve aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts d’Arras [32].
Le buste de Périclès se trouve en arrière-plan, dans l’ombre, et une Aspasie rayonnante est représentée assise à un bureau : elle tient dans sa main gauche un manuscrit, sur la table un globe du zodiaque. Son vêtement est simple, une tunique blanche légère et un manteau rouge, elle ne porte aucun bijou et peut se regarder dans son miroir pour y voir : Aspasie, femme de lettres comme on l’entendait à l’époque de la galanterie, version 1794, séduisante, cultivée, aimée, respectée.
Dubois de Fosseux et Robespierre lancèrent une enquête sur la présence des femmes dans les sociétés savantes, auprès des correspondants de l’Académie d’Arras, qui reçurent le discours de Robespierre. L’enquête fut menée de mai 1787 à juin 1788. On a retrouvé 11 réponses, 2 sont favorables à la proposition de Robespierre et 9 non hostiles, mais réticentes. Réticence qui exprime une certaine crainte des femmes savantes, non exempte d’admiration [33]. Il existe encore une lettre que Babeuf destinait à Dubois de Fosseux, mais restée à l’état de brouillon.
François Noël Babeuf, né en 1760, venait d’un milieu très pauvre et fut remarqué par le seigneur chez qui sa famille travaillait et qui lui permit de faire des études. Il apprit le droit féodal chez un notaire et devint feudiste à son compte en 1781. Établi à Roye, en Picardie, il devint, en 1785, correspondant de l’Académie d’Arras, qui lui prêtait des livres et le tenait informé de ses travaux. C’est ainsi qu’il reçut la circulaire de l’Académie invitant à la discussion sur l’admission des femmes dans les sociétés savantes et qu’il eut l’envie de jeter ses idées sur le papier [34].
Très brièvement, quel était son propos ?
Babeuf considère que l’éducation de « la femme », sans qu’il précise davantage, lui apprend à obéir aux hommes et non pas à développer ses facultés. Elle n’a pas accès aux sciences ni aux arts, à rien de réfléchi, seulement à des frivolités. Il affirme l’égalité entre les deux sexes qui partagent les mêmes facultés humaines. Les inégalités n’ont pas une origine naturelle, mais sociale, produite par les différences de fortune et d’éducation, qui tuent, précise-t-il, la fraternité entre les humains :
« D’abord, nous sentons que nous sommes tous frères ; mais bientôt au nom de deux inégalités que la nature n’a pas créées, qu’elle méconnaît même, le rang et la fortune, aux nobles on inspire de la dureté, des airs hautains, aux riches on inculque l’arithmétique des plus vils intérêts. À ceux qui ne sont ni nobles ni riches on impose le respect et la soumission ; on laisse à ces derniers leurs peaux d’agneau et l’on jette sur les autres des peaux de loup. Tous sont sevrés du doux miel de la fraternité [35]. »
Il en vient ensuite à la question de l’éducation, qui doit être éclairée, c’est-à-dire apprendre à lutter contre les préjugés. Il développe une idée intéressante sur la possibilité de développer les facultés propres à chaque sexe, non pour construire un moyen de domination, mais bien au contraire pour leur permettre d’exprimer leur originalité et se libérer de l’imitation :
« La femme ne se fût pas réfugiée dans ces tristes imitations, si l’on n’avait pas tué son génie ; il y aurait eu alors une littérature de femme, une poésie de femme, une musique, une peinture, une sculpture de femme ; en regard et à l’égal du génie de l’homme, se fût élevé le génie de la femme avec le caractère qui lui est propre et les deux sexes auraient pu s’admirer et se charmer réciproquement. Que de bonheur et de jouissances nous y aurions gagnées ! [36] »
Nous revoilà dans l’érotisation sociale propre à la galanterie, accompagnée de sa séduction, de ses plaisirs, de son bonheur.
Avec Babeuf, nous sommes en présence de quelqu’un qui fait des efforts pour se cultiver et qui, ne fréquentant ni la cour ni les salons, n’ignore pas la galanterie et révèle sa capacité à réfléchir par lui-même. Babeuf, qui connaît bien les grands seigneurs de Picardie à cause de son métier de spécialiste du droit féodal et qui est fort critique de cette classe dominante « à peau de loup », ne rejette pas pour autant la culture galante, car il n’en fait pas la chose de cette classe, mais a bien saisi qu’il s’agissait d’une question de « civilisation », à laquelle il rattache « l’affranchissement de la femme » :
« La vraie civilisation s’arrête et se fixe majestueusement un niveau, là est marqué le terme de toutes les misères, de tous les gémissements, de tous les sanglots, de tous les grincements de dents. Là seulement, quand tous sont rassurés sur leur sort, là le but de la société est réalisé, puisqu’à moins d’être une ligue hostile aux principes de la justice, elle doit être instituée à cette seule fin que le faible ne soit pas plus malheureux que le fort, la femme plus malheureuse que le mari, la mère que le père, les enfants que le père et la mère, les sœurs que les frères, les cadets que les aînés ; le bonheur des individus, des familles, des peuples, des sexes ne peut être qu’un effet de l’égalisation : l’égalisation perfectionne et ne détruit rien que ce qui détruit. Tôt ou tard, elle détruira la servitude de la femme ; elle fera proclamer son affranchissement. Quelles seraient les conséquences de cet affranchissement, quelles lois nouvelles deviendraient indispensables pour qu’il n’ait que de salutaires effets ? ce sont là des questions que (sic) je ne suis pas en mesure de répondre, mais il faudra bien y songer quelque jour. [37] »
On l’a compris, l’affranchissement de la femme se fera avec l’aide de cette culture de la galanterie telle qu’il l’a conçoit, remodèle et, lui aussi, démocratise dans le cadre d’une politique d’égalité en droits.
Ainsi, la galanterie n’était pas un domaine réservé à la classe noble et riche, elle était devenue populaire. Est-ce surprenant ? pas vraiment, puisqu’il s’agissait d’une politique royale et, même si elle était affaiblie à cette époque, elle avait pénétré dans les mœurs. Avait-elle conquis tous les esprits ? visiblement non, et Robespierre comme Babeuf avaient indiqué des directions dans lesquelles il leur était apparu qu’un énorme travail restait à poursuivre.
Voyons maintenant ce que cette proposition de Robespierre d’une politique de galanterie dans une perspective démocratique est devenue pendant la Révolution. L’étude sera limitée ici à la défense faite par Robespierre du droit de vote des deux sexes.
Les pratiques de « franchise », ou droit de vote populaire, venues du Moyen-Age, furent maintenues dans l’institution des États généraux réunis en 1789, en particulier à la campagne, et réapparurent dans les assemblées générales des communes et des sections de communes urbaines pendant la Révolution. Le maintien des assemblées primaires issues des États généraux a représenté un double enjeu à commencer par celui de la démocratie : les classes populaires ont-elles le droit de voter ? et à l’intérieur de cette question de la démocratie, les femmes ont-elles le droit de vote ?
Robespierre participa à la réunion des États généraux en Artois, et prit une défense énergique de ces pratiques populaires, qu’il désignait par les termes de « cause du peuple », « souveraineté du peuple », « droits du peuple ».
Rappelons que dans les campagnes d’abord, puis, à partir de 1789 dans les villes, les assemblées primaires réunissaient « de façon traditionnelle » les hommes, les femmes et même les enfants, pour délibérer et voter. On voit que l’expression « de façon traditionnelle » signifie de façon démocratique.
La Grande Peur de juillet 1789 à peine passée, les possédants prirent conscience de l’irruption du peuple sur la scène de l’histoire et durent lui faire quelques concessions avec la Nuit du 4 août 1789 et le vote de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août suivant. Cette situation créa le clivage « côté gauche/côté droit », le premier s’engageant à défendre les principes de la Déclaration, le second s’engageant en sens inverse à les renverser dès que possible.
À partir de 1789, le peuple souverain était représenté par la figure d’Hercule, armé de son énorme massue pour accomplir ses durs travaux : abattre les tyrans, abattre la féodalité et l’esclavage dans les colonies, établir une république démocratique et le principe de l’égalité des droits. Or, de subtiles théoriciens s’acharnèrent à vouloir faire taire les assemblées primaires. La meilleure façon de les abattre était de supprimer le mode de scrutin issu des États généraux : rappelons que Louis XVI avait accordé le droit de vote à tout chef de feu, quelque soit son sexe et, soit dit en passant, les femmes n’étaient donc pas exclues à cause de leur sexe comme on l’a hâtivement affirmé, puisqu’il existait de nombreuses femmes chefs de feu [38].
Bref, la constitution de 1791 balaya tout cet héritage démocratique du Moyen-Age et n’hésita pas à violer le principe de la souveraineté populaire, reconnu par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en imposant un droit de vote masculin et censitaire. Les assemblées primaires devaient disparaître avec ce système censitaire, mais ce ne fut pas le cas et elles continuèrent leur vie en dépit des lois. Bien sûr, elles ne participèrent pas légalement aux élections sous la Constituante, mais très illégalement là où le peuple avait été assez vigoureux pour les maintenir.
La Révolution du 10 août 1792 rétablit le principe de la souveraineté populaire, mais la Convention girondine parvint à éluder la question de la constitution. Après la chute de la Gironde provoquée par la Révolution des 31 mai-2 juin 1793, la Convention montagnarde qui lui succéda commença par s’occuper de la Constitution. Robespierre et Saint-Just présentèrent, le premier un projet de déclaration des droits, le second de constitution, qui rétablissaient légalement les assemblées primaires issues des États généraux de 1789.
Robespierre y prenait la défense de l’indépendance des assemblées primaires dans les articles XIX et XX de son projet de déclaration des droits :
« Toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible est vicieuse. (…)
Chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté : elle est essentiellement indépendante de toutes les autorités constituées, et maîtresse de régler sa police et ses délibérations. »
Et il ajoutait :
« Respectez surtout la liberté du souverain dans les assemblées primaires. Par exemple, en supprimant ce code énorme qui entrave et anéantit le droit de voter, sous le prétexte de le régler, vous ôterez des armes infiniment dangereuses à l’intrigue et au despotisme des directoires ou des législatures…Au surplus, que le peuple, je le répète, soit parfaitement libre dans ses assemblées : la constitution ne peut établir que les règles générales nécessaires pour bannir l’intrigue et maintenir la liberté même : toute autre gêne n’est qu’un attentat à sa souveraineté. Qu’aucune autorité constituée surtout ne se mêle jamais ni de sa police, ni de ses délibérations. [39] »
Robespierre proposait donc que les assemblées primaires soient souveraines dans leur organisation et continuent de se réunir, comme elles en avaient l’habitude, avec les femmes donc.
La Convention montagnarde discuta de la nouvelle constitution dans le courant du mois de juin 1793. L’offensive contre les assemblées primaires vint de Hérault de Séchelles, qui proposa de les déplacer des communes aux cantons. Les opposants à la souveraineté populaire votèrent cette proposition à la majorité.
Le fait de déplacer les assemblées primaires des communes aux cantons était un de ces moyens subtiles pour affaiblir la souveraineté populaire, car les distances rendaient l’accès compliqué, ce qui découragerait ceux qui n’habitaient pas à proximité et leur droit de vote devenait inapplicable. Le moyen est éminemment pervers, parce qu’il ne semble pas toucher au principe de la souveraineté populaire, mais l’élude dans sa mise en pratique.
Robespierre était bien conscient de ces manœuvres que des théoriciens, ennemis de la démocratie, avaient imaginés pour faire obstacle à l’expression de la volonté générale, et il était intervenu à maintes reprises sur ces questions. Il y aurait une étude à faire sur l’invention de cette « science politique » nouvelle, ayant comme objectif de faire obstacle à l’expression de la volonté générale, par différents moyens : créer plusieurs chambres de députés, découper et re-découper les circonscriptions, moduler les formes du scrutin de façon à ce que la volonté générale se retrouve divisée, contredite, bref éludée. Nous connaissons bien cet art de la manipulation porté, de nos jours, à un degré particulièrement élevé !
Retournons au débat de juin 1793 pour poser la question suivante : les assemblées primaires communales furent elles dissoutes et réorganisées en assemblées électorales cantonales sous la Convention montagnarde ? Non. Les assemblées primaires communales ont continué d’exister, mais on l’a compris, elles étaient redevenues illégales et, avec elles, la démocratie.
Toutefois, l’histoire ne se termine pas là et, lors de l’établissement du Gouvernement révolutionnaire, le 10 octobre 1793, la Convention vota le rétablissement des assemblées primaires communales, qui jouaient un rôle essentiel dans l’application des lois révolutionnaires. L’institution du Gouvernement révolutionnaire avait été proposée par le Comité de salut public. Saint-Just, Billaud-Varenne, Robespierre, en particulier, avaient participé à son élaboration. Les assemblées primaires communales étaient enfin légalisées et cela, pour la première fois, depuis que les États généraux avaient été transformés en Assemblée nationale constituante.
Elles le restèrent jusqu’à la Constitution de 1795 qui, cette fois, les détruisit en rétablissant un vote censitaire, réservé à une aristocratie masculine et riche. Cette même constitution destituait également la Déclaration des droits naturels de l’homme et du citoyen qui disparut des constitutions françaises jusqu’en… 1946 [40].
Ce fut seulement en 1795 que la démocratie fut battue pour une durée de plus d’un siècle en France. En 1946, à l’issue d’une effroyable guerre contre le nazisme, réapparurent ensemble la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le droit de vote y compris des femmes, constituant une forme de démocratie sociale.
On ne rencontre pas chez Robespierre d’hostilité au sexe féminin, bien au contraire. Homme des Lumières, il a combattu en faveur de leur admission pleine et entière dans les sociétés savantes participant à la production du savoir. Il a appelé ce changement à venir « une heureuse révolution ».
Alors pourquoi lui a-t-on attribué un tel comportement ? Il semblerait que l’assimilation de Robespierre à Rousseau ait suffi à induire ce qui n’est donc qu’une erreur. Il faut rappeler que Rousseau, lorsqu’il est venu en France, s’est indigné de cette culture galante et en est venu à proposer un programme d’éducation, dans l’Emile, qui détruisait méthodiquement toute éducation galante.
Pour ma part, j’ai déjà montré de façon détaillée que la formation intellectuelle de Robespierre en philosophie politique, était très éloignée de celle que Rousseau avait pu exprimer dans Le Contrat Social et que lui, Robespierre, avait été un politique capable de développer la philosophie du droit naturel moderne [41]. On voit, sur la question de la galanterie, une divergence de plus entre les deux hommes.
En ce qui concerne la démocratie, et la question centrale du peuple, les « droits, libertés et franchises » héritées du Moyen-âge, indiquent que la conception paysanne du droit était individuelle et universaliste à la fois et concernait les habitants des deux sexes et de tout âge. On la retrouve dans les droits d’usage des communautés villageoises du Royaume de France : par exemple, l’usage des fruits des biens communs était de les partager entre tous les habitants, y compris les enfants. Les assemblées générales réunissaient, elles aussi, tous les habitants. Les femmes avaient ainsi le droit d’y participer. Autrement dit, l’idée de démocratie dans le peuple était liée à ses propres pratiques. On notera que, là, la femme n’est absolument pas exclue de l’espace public.
Par ailleurs, en étudiant la conception du droit naturel moderne, on aperçoit que le droit cosmopolitique hérité de l’École de Salamanque est individualiste et universel. L’université est ici, celle du genre humain, alors que, dans la conception paysanne du droit, l’université est celle de la commune formée de ses habitants. Il y a néanmoins une intéressante coïncidence entre les deux, c’est cette conception d’un droit à la fois individuel et universel, attaché à la personne qui fonde la réciprocité du droit, ou l’égalité.
Enfin, si la position de Robespierre sur la place des femmes dans l’espace public a pu être éclaircie, reste le problème suivant : quel est ce « monstre » qui voulait les en écarter, puisque ce n’est pas lui, Robespierre, mais que monstre il y a bien eu ? Nous l’avons aperçu pointer ses oreilles de loup à différentes reprises : c’est sa horde qu’il faudrait maintenant étudier.
1. Démocratie : Aspasie par M.G. BOULIAR, salon de 1794, huile sur toile 163 x 127. Voir le commentaire supra.
2. Préciosité : Sapho appuyée sur sa lyre tenant une lettre adressée à Phaon par Claude Ramey. Le plâtre fut exposé au salon de 1796, et sculpté en marbre en 1800, musée du Louvre.
Cette représentation de la poétesse grecque Sapho (VIIe siècle av. JC), souriante et tenant une lettre qu’elle adresse à son amant, correspond à la version galante donnée par Madeleine de Scudéry dans Artamène. Pour elle, « la poétesse de Lesbos gratifiée du titre de dixième muse, faisait figure de Virgile féminin », soit la première femme de lettres à laquelle elle s’identifiait et avait adopté le surnom de Sapho. Dans Artamène, s’insère une « Histoire de Sapho », récit biographique mêlé à la fiction romanesque qui présente une Sapho heureuse, réalisant avec Phaon l’amour précieux.
Voir Huguette KRIEF éd., La Sapho des Lumières, St-Etienne, Publications de l’Université, Dix-huitième siècle, 2006 ; Danielle JOUANNA, Aspasie de Milet, égérie de Périclès, Paris, Fayard, 2005, consacre un chapitre sur les nombreuses représentations d’Aspasie au XVIIIe siècle et note la disparition brutale de ce thème dès le début du siècle suivant ; M. et G. de SCUDERY, Artamène ou le Grand Cyrus, op. cit., Notice, p. 433 et s. et http://www.artamene.org.
3. Corruption : La Nouvelle Danaë par GIRODET, huile sur toile, 65 x 54, The Minneapolis Institute of Arts.
Le Journal des Arts commentait ainsi ce tableau exposé au salon de 1799 :« (…) une allégorie représentant Danaë, coiffée avec des plumes de paon, tenant dans ses mains le miroir de la Vanité et recevant avec complaisance les pièces d’or qui tombent dans une draperie que soutient devant elle un jeune amour… Sur le châlit ignoble où Danaë est assise, on voit une colombe ayant au col l’exergue : fidelitas, à qui une pièce d’or a brisé les ailes ; elle est ensanglantée. Sous le châlit paraît un satyre, les yeux bouchés par les ducats, et derrière, une lampe où des papillons volages vont se détruire. Sur le côté gauche, le peintre a représenté un dindon avec une queue de paon qui fait la roue, porte des bagues à ses pattes ou griffes et regarde avec lubricité Danaë nue. »
Girodet livre ici un réquisitoire implacable contre le choix d’une politique de corruption et de débauche sous le Directoire.
Voir Philippe BORDES et Régis MICHEL (dir.), Aux armes et aux arts ! Les Arts de la Révolution, 1789-1799, Paris, Adam Biro, 1988, p. 94 et n. 43.
Article publié dans M. BELISSA, Y. BOSC, F. GAUTHIER éd., Républicanismes et droit naturel. Des Humanistes aux Révolutions des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Kimé, 2009, pp. 189-210. Version revue et complétée en septembre 2014.