Philippe BUONARROTI, La Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf, Bruxelles, 1828 Réédition faite par Georges LEFEBVRE, Paris, Les Classiques du peuple, Editions Sociales, 1957, 2 vol.
Présentation du livre et de son auteur par Florence GAUTHIER, historienne à l’Université Paris 7-Denis Diderot.
Philippe Buonarroti naquit à Pise, en 1761, où il fit ses études. Dès sa jeunesse, il fut marqué par l’indépendance de l’île de Corse, qui s’était insurgée contre l’occupation génoise, depuis 1729, sous la direction politique de Paoli père. L’indépendance de la Corse et la Constitution républicaine et démocratique de Pascal Paoli fils, en 1755, fut un grand sujet de débats et d’enthousiasme à cette époque. Cependant en 1768, Gênes vendit, comme une vulgaire marchandise, la Corse au Roi de France qui la conquit manu militari l’année suivante. De nombreux patriotes corses cherchèrent des refuges et Pise fut l’un d’eux. Buonarroti fit partie de ces jeunes républicains qui s’enthousiasmèrent pour cette expérience, il rencontra des réfugiés corses et se lia d’amitié avec l’un d’eux, Christophe Salicetti, de quatre ans son aîné.
Dès le début de la Révolution en France, les Corses reprirent espoir de recouvrer leur liberté et, en août 1789, ils renversèrent le « despotisme militaire », réorganisèrent leurs communes démocratiques, leurs gardes nationales et se préparèrent aux élections de l’assemblée d’un département unique en Corse. En France, l’Assemblée constituante accepta ces prémices et autorisa les réfugiés corses à rentrer chez eux, sans excepter Pascal Paoli alors réfugié en Grande-Bretagne. Buonarroti arriva en Corse avec ses amis en décembre 1789 et fonda un journal, Giornale Patriottico di Corsica qui parut d’avril à novembre 1790.
Pendant son séjour en Corse, Buonarroti se trouva tiraillé entre son admiration pour Paoli et son amitié pour Salicetti, qui appartenait, comme les familles corses Arena ou Bonaparte, à la classe des collaborateurs privilégiés de la monarchie qui leur avait distribué, ou confirmé, l’appropriation privée de terres communales prises aux communautés villageoises.
Paoli rentra en Corse en 1790 et fut élu triomphalement président de l’Assemblée départementale. Il décida de restituer aux communes ces terres usurpées. Alors les familles privilégiées s’y opposèrent, dénoncèrent Paoli et cherchèrent à saboter sa politique, jusqu’à la rupture de juillet 1793 par laquelle les Corses reprirent leur indépendance, ce qui provoqua la fuite de ces familles privilégiées vers la France. Toutefois, l’indépendance de la Corse tourna court car Paoli fit appel aux Anglais, qui occupèrent l’île à nouveau et créèrent un Royaume anglo-corse : ce fut un échec pour la liberté corse !
Buonarroti, qui connaissait mal les réalités corses, s’était laissé conduire par son ami Salicetti. Il quitta la Corse pour la France, en janvier 1793, et la nouvelle Constitution de juin suivant lui permit de devenir citoyen français. Avait-il commencé à s’éloigner de Salicetti ? cette question demeure obscure [1].
On retrouve Buonarroti, sous la Convention thermidorienne, proche de Babeuf, puis acteur de la Conspiration pour l’égalité, dont il se fit l’historien, longtemps après les événements.
Réfugié à Genève puis à Bruxelles, il conserva des relations amicales avec de nombreux conventionnels français réfugiés, comme Prieur de la Marne, Barère, Vadier, même s’il ne partageait pas leurs opinions. Il se consacra à tisser des liens entre les divers mouvements révolutionnaires européens, condamnés à la clandestinité dans des sociétés secrètes comme la charbonnerie, les sociétés Aide-toi, les Amis du peuple, les Droits de l’homme et bien d’autres.
Buonarroti publia La Conspiration pour l’égalité, dite de Babeuf en 1828 à Bruxelles, livre dans lequel il offre un bilan critique de la Révolution française et des leçons qu’il jugeait utiles de transmettre aux amis de la liberté, à une époque où la chape de la répression écrasait l’Europe tout entière. Face à la restauration royaliste et catholique les courants d’opposition se distribuaient en monarchistes constitutionnels, comme le proposait La Fayette pour la France ; en saint-simoniens, qui rêvaient, avec une générosité proclamée, d’une industrialisation à capital privé toutefois, et offraient à un aréopage de techniciens savants le gouvernement du monde entier ; de « libéraux » prudents, qui souhaitaient protéger leur fortune à l’ombre d’une aristocratie distinguée par son costume sombre et un visage blêmi par l’abus du refoulé.
Pour sa part, Buonarroti décelait les dangers d’un progrès matériel devenu un déterminisme historique qui tuait la liberté humaine. Il constatait que la misère des classes pauvres s’amplifiait et que les conditions de vie du prolétariat étaient pires encore que celles des esclaves et des serfs : il prenait la défense du grand apport révolutionnaire de la souveraineté populaire, de la démocratie et des droits accompagnant nécessairement, à ses yeux, la dignité humaine.
Son livre lui ouvrit de nouveaux sillons. Il fut lu, traduit et accompagna les dernières années de son auteur qui mourut en 1837. Les mots « montagnard », « droit d’association », « niveleur », « droits politiques », « fraternité universelle » réapparurent dans les rues et les chansons populaires et irriguèrent des sociétés secrètes italiennes, françaises, belges.
En Grande-Bretagne, James Bronterre O’Brien traduisit la Conspiration pour l’égalité en 1836 et réédita les Droits de l’homme de Thomas Paine. O’Brien, « le maître d’école du chartisme », entra en contact avec Buonarroti : la démocratie et les droits du prolétariat furent le ciment de leur entente et permit de renouer avec l’histoire des peuples en lutte contre l’expropriation capitaliste : le chartisme devint un mouvement ouvrier de masse en Grande-Bretagne, mena campagne pour une réforme électorale réellement démocratique et constitua un tournant dans l’histoire de ce pays. En témoignent aussi les honneurs de la calomnie par les défenseurs de la propriété privée exclusive, qui traitèrent ces sociétés secrètes d’illuminisme et d’irréalisme…
Ce fut à cette époque que Buonarroti se lia d’amitié avec Marc René Voyer d’Argenson (1771-1842), qui fut préfet en Belgique en 1809, mais démissionna car il refusait l’occupation. Penseur libre, il se mit au service des réformes sociales et sa rencontre avec Buonarroti et son livre, en 1830, firent de lui un socialiste, qui prit la défense du prolétariat et milita activement en faveur du droit d’association des ouvriers et de la grève générale comme moyens de transformation de la société. Buonarroti et Voyer d’Argenson furent inséparables, habitèrent ensemble et furent enterrés dans la même tombe [2].
L’extrait choisi ici ouvre le livre de Buonarroti et présente une synthèse de l’histoire de la Révolution française de 1789 au 9 thermidor an II-27 juillet 1794 qui déploie le caractère démocratique et populaire de cet événement, défiguré depuis en Terreur sanglante et en dictature d’apprentis sorciers pour certains, en « révolution bourgeoise » pour d’autres [3].
Albert Mathiez, le grand historien de cette grande révolution démocratique et sociale, a consacré, en 1927, un remarquable article à ce livre de Buonarroti qui mérite d’être rappelé et dont je cite le passage suivant :
« Je ne connais pas de résumé plus impressionnant et plus vrai de l’histoire de la Révolution que les cinquante premières pages qui servent d’introduction à la Conspiration pour l’égalité. Buonarroti y expose avec une simplicité lucide admirable les raisons supérieures qui ont dirigé les événements. Avant que Karl Marx ait formulé la théorie de la lutte des classes, il va chercher dans l’antagonisme des groupes sociaux et dans le conflit des intérêts et aussi dans les éternelles passions humaines, l’explication dernière des crises multiples qui se sont succédé. Aucun historien, même Louis Blanc, n’a atteint à la précision et la profondeur de ses raccourcis lumineux [4]. » |
Le moment est venu de faire connaissance avec ces pages de Philippe Buonarroti.