"Levothyrox, l’incroyable légèreté du fabricant [Merck] et des autorités [ANSM]". Par Eric Favereau
« Une expertise judiciaire, rendue publique ces jours-ci, met en cause Merck et l’Agence du médicament lors de l’arrivée en 2017 de la nouvelle formule de ce médicament pour la thyroïde utilisé par plus de 3 millions de personnes en France. Elle a provoqué des milliers d’effets secondaires.
L’affaire du Levothyrox ? “Il n’y a aucun scandale ”, nous disait avec force, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn en septembre 2017. “C’est une crise liée à un défaut d’information et à un défaut d’accompagnement, qu’il faut entendre. La nouvelle formule est même beaucoup plus stable que la précédente. ” Dominique Martin, alors directeur de l’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM), déclarait à Libération, à la même époque : “Beaucoup d’informations ont été délivrées aux professionnels de santé. Et pourtant, cela n’a pas fonctionné. L’information n’est pas arrivée aux patients. Cela a généré une inquiétude légitime. C’est une faillite de notre système d’information car les conditions du dialogue entre le patient et son médecin n’ont pas été retrouvées.” Quant à Merck, le laboratoire répétait que la nouvelle formule était absolument substituable à l’ancienne. Et qu’en plus si la firme avait opéré ce changement, c’était à la demande des autorités sanitaires pour que le nouveau médicament soit encore plus stable… Propos définitifs, péremptoires.
Changement de formule sans validation
Des propos qui se révèlent inexacts, mensongers même, comme le détaille le rapport d’une expertise judiciaire, rendue publique ce week-end, demandée par le juge d’instruction après les plaintes de plusieurs milliers de patients, victimes d’effets secondaires liés à cette nouvelle formule. Ce long rapport provoque un sentiment désespérant, tant on a le sentiment que rien n’a bougé depuis l’affaire du Mediator. Par chance, il n’y a eu aucun mort, et les effets secondaires provoqués par la nouvelle formule étaient certes pénibles mais rarement gravissimes.
Reprenons. Réalisée à la demande de la juge d’instruction, avec l’appui de l’Association française des malades de la thyroïde (AFMT), cette expertise détaille l’affaire dite du Levothyrox, ce médicament utilisé par plus de 3 millions de personnes en France pour stabiliser leur taux de TSH, une hormone qui stimule la thyroïde. En 2017, alors que l’ancienne formule fonctionnait depuis des années, sans provoquer d’effets secondaires, le laboratoire Merck a mis sur le marché une nouvelle formule. Il a changé ce que l’on appelle les excipients, cette substance qui entre dans la composition d’un médicament et qui sert à incorporer les principes actifs. En choisissant le mannitol et l’acide citrique plutôt que le lactose… Pour le bien du patient, disaient à l’unisson Merck comme l’Agence du médicament, toutes les deux mettant en avant le souhait d’un produit plus stable. Pourquoi pas ? Mais encore aurait-il fallu faire les études démontrant la neutralité de ces changements. Or – et c’est ce que confirme le rapport des experts – cela n’a pas été fait.
“Les techniques d’analyse, utilisées par le laboratoire Merck, et validées par l’ANSM, ne permettaient pas de mettre en évidence des incompatibilités physico-chimiques des excipients nouveaux, mannitol et acide citrique, avec la levothyroxine.” Plus grave, “des techniques d’analyse thermique bien connues, permettaient de démontrer ces interactions physiques avec la LT4 et leur impact en tenue de dissolution, biodisponibilité et absorption intestinale.” Elles n’ont pas été faites. Il n’était donc pas possible d’affirmer, comme l’ont toujours dit Merck et l’ANSM, que la nouvelle formulation du Levothyrox est interchangeable avec l’ancienne pour tous les patients. “Rien ne garantissait que la substitution directe de l’ancienne formule par la nouvelle ne provoquerait aucun effet secondaire, quelle que soit la situation clinique du patient.” Bref, le changement de formule a été opéré sans aucune validation scientifique sérieuse. Et il est directement à l’origine des milliers d’effets secondaires qui n’ont rien à voir avec un quelconque effet nocebo [1].
“Au final, ce sont les malades qui trinquent”
Le docteur Philippe Sopena, médecin généraliste et ancien fondateur du syndicat MG France, est aujourd’hui conseiller de l’association AFMT. Il s’est longuement penché sur ce dossier, tant il a vu arriver dans son cabinet des patients déstabilisés par cette nouvelle formule. “Ce qui s’est passé est ahurissant, résume-t-il. Cette nouvelle formule n’a jamais été auparavant testée sur le moindre malade, alors que l’on sait que pour la thyroïde la question du dosage est importante et délicate. Cette légèreté est incroyable.” Puis : “Avec les nouveaux excipients, le rapport nous montre bien des interactions multiples, et les impuretés qu’elles produisent n’ont même pas été explorées. Les experts notent que Merck n’a même pas tenu compte de certains résultats discordants entre l’ancienne formule et la nouvelle formule.” Enfin ce constat, accablant à ses yeux pour l’Agence : “Les experts montrent que l’ANSM a fermé les yeux sur ces manquements. Pourquoi ? On espère que l’enquête pénale le montrera. La prudence a minima de la part d’une Agence dite de sécurité sanitaire aurait voulu qu’elle fasse valider par ses laboratoires l’absence d’impact de ces modifications. Et non. Et que s’est-il passé ? L’ANSM n’a cessé de vanter la meilleure qualité et la plus grande stabilité de la nouvelle formule.”
On pourrait sourire de tant de laisser-faire. Et les erreurs dites de communication ont bon dos. Cette affaire, qui survient après le Mediator, laisse pantois. Comment se fait-il qu’en France en matière de médicaments les scandales se suivent ? Faut-il noter qu’au même moment le directeur de l’Agence était assis au banc des accusés lors du procès du Mediator ? De fait, passé l’emballement du moment, tout se répète, comme le notait le professeur Bernard Bégaud dans son livre La France, malade du médicament. “On ne comprend toujours pas les raisons qui ont conduit à passer d’une ancienne formule du Levothyrox qui marchait très bien à une nouvelle qui était incertaine”, nous disait en outre ce dernier. “Au final, c’est un exemple caricatural de ces liens confus entre les Big pharma et les autorités sanitaires ”, conclut pour sa part le Dr Philippe Sopena. “L’Agence n’a pas joué son rôle. La ministre a soutenu l’Agence, et au final ce sont les malades qui trinquent. Quant aux grands médecins qui ont dit que tout cela n’était dû qu’à un effet nocebo, ils feraient bien de reconnaître leurs erreurs. ” »
Eric Favereau
Source : liberation.fr, 1er juin 2021.