Venezuela : Contes et mécomptes de curieux « défenseurs des droits humains »

, par  Maurice Lemoine, Tribune libre
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« Venezuela : l’enquête de l’ONU accuse les forces de sécurité de 5 094 meurtres depuis 2014 » (France 24, 17 septembre 2020). À compter du 15 septembre, pas un média qui ne titre sur l’information. Légitimement d’ailleurs, car c’en est une, et particulièrement choquante. Bien qu’assez récurrente, si l’on y regarde d’un peu plus près. La mise en cause de la République bolivarienne et de son président Nicolás Maduro sur le thème des « droits humains » ne réapparaît-elle pas en force tous les trois ou six mois ? La source de cette dernière mouture paraît toutefois incontestable : un trio d’« enquêteurs » mandatés par le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies (ONUCDH) qui viennent de publier un rapport – « Les auteurs de crimes contre l’humanité doivent rendre des comptes » – contenant des preuves d’atrocités couvertes et même ordonnées par le président Maduro ainsi que des hauts responsables de son gouvernement.

C’est le 27 septembre 2019, après un rapport déjà particulièrement sévère présenté (le 5 juillet) par la Haute-Commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, la chilienne Michelle Bachelet, que le Conseil qu’elle dirige a décidé de créer en urgence une « Mission internationale indépendante » chargée d’un complément d’enquête sur les plus graves des violations des droits humains commises depuis 2014 au Venezuela [1]. Proposée par des pays du Groupe de Lima notoirement inféodés à Washington – Argentine (de l’ex-président Mauricio Macri), Brésil, Chili, Colombie, Guatemala, Honduras, Paraguay, Pérou, Canada –, soutenue par l’Union européenne, la résolution 42/25 ne fut néanmoins adoptée que grâce à une « majorité » des plus relatives : 19 voix pour, sept contre et 21 absentions. La Mission, est-il alors précisé, devra présenter un rapport sur les résultats de ses travaux au cours de la 45e session du Conseil, « en septembre 2020 ». Nous y voilà… Cette présentation aura lieu finalement dans le cadre d’un dialogue interactif, le mercredi 23. Mais, c’est une semaine auparavant que le résumé du Rapport [2], et moins souvent le Rapport lui-même (443 pages) [3] ont été communiqués aux médias. Dans le même temps, une visioconférence permettait à la cheffe des « enquêteurs », la portugaise Marta Valiñas, d’adresser son message aux « envoyés plus ou moins spéciaux ».

De ce document rédigé par « une équipe d’investigation qui a réalisé un travail titanesque » (d’après le quotidien espagnol El País), et des déclarations de Mme Valiñas, il ressort essentiellement que : « Les autorités et les forces de sécurité vénézuéliennes ont, depuis 2014, planifié et exécuté de graves violations des droits de l’homme, dont certaines – y compris les exécutions arbitraires et le recours systématique à la torture – constituent des crimes contre l’humanité » ; le Président Maduro et les ministres de l’Intérieur et de la Défense avaient connaissance de ces atrocités : « Ils ont donné des ordres, coordonné des activités et fourni des ressources pour faire avancer les plans et les politiques dans le cadre desquels les crimes ont été commis » ; « d’autres juridictions, conformément à leurs lois nationales, ainsi que la Cour pénale internationale (CPI), devraient envisager des actions en justice contre les individus responsables des crimes identifiés par la Mission ».

« Un rapport onusien accuse Maduro de crimes contre l’humanité » titre en conséquence Le Monde, le 19 septembre 2020. Écrit depuis Bogotá (capitale du Venezuela du président autoproclamé Juan Guaido), l’article détaille par le menu le rapport accablant : « Assassinats, disparitions forcées, torture, viols, violences sexuelles, traitements inhumains ». Le lecteur un tant soit peu attentif bute toutefois sur un détail intrigant : contrairement à tous ses confrères, qui mentionnent les «  5 094 victimes des forces de sécurité » évoquées dans le Rapport, le quotidien du soir ne le fait pas. Question : pourquoi ce chiffre phare des « enquêteurs de l’ONU » n’apparaît-il pas ? « Élémentaire, mon cher Nixon ! », nous permettrons-nous de persifler...

Le 5 octobre 2019, sous le titre « Massacre au goutte à goutte au Venezuela », le même Le Monde dénonçait spectaculairement sur une pleine page : « La force publique a tué environ 18 000 personnes depuis 2016, des exécutions extrajudiciaires pour la plupart. » Comment dès lors faire avaler au lecteur non amnésique que le quotidien dit de « référence » et chasseur de « fake news » passe en un an de « 18 000 victimes de Maduro depuis 2016 » à « 5 094 depuis 2014 » ? Les respectables journaleux se sont pris eux-mêmes au piège qu’ils tendent en permanence au Venezuela. Il ne leur reste qu’un recours pour dissimuler leur prouesse : escamoter la « vérité du moment ».
Moins précautionneux (ou plus « couillons » !), les 90% de leurs confrères, qui eux aussi, il y a une douzaine de mois, ont fait leurs choux gras des « 18 000 exécutions », se font prendre la main dans le pot de confiture en passant totalement à côté de la contradiction.

Autre « star » de la manipulation permanente et, dans le cadre de cet épisode, de la récupération éhontée : Erika Guevara-Rosas, directrice du programme « Amériques » à Amnesty International. À travers un communiqué de l’organisation, elle se félicite : « Le rapport de la mission d’établissement des faits se fait l’écho des actes dénoncés ces dernières années par des organisations vénézuéliennes et internationales de défense des droits humains, et expose des informations détaillées sur ces actes [4]. » Bizarre, vous avez dit Bizarre ? Le 14 mai 2019, Amnesty dénonçait « au moins 8 000 exécutions extrajudiciaires – « dont huit ont fait l’objet d’un examen approfondi », précisait l’ONG – commises par les forces de sécurité vénézuéliennes entre 2015 et 2017 ». Si les informations de l’ONUCDH sont fiables, puisque « détaillées », il serait bon qu’Amnesty explique, ne serait-ce qu’aux militants qui la financent, des gens très majoritairement honnêtes, sincères et dévoués, d’où viennent les 3 000 morts supplémentaires qu’elle a attribué au gouvernement bolivarien sur une durée par ailleurs inférieure de trois années.

« Les victimes du gouvernement Maduro n’ont jamais été aussi proches de voir leurs tortionnaires devoir rendre des comptes », se félicite pour sa part José Miguel Vivanco, directeur « Amérique » de Human Rights Watch (HRW). C’est de cette institution financée entre autres par l’Open Society Foundations du banquier philanthrope (et véreux) George Soros [5] – qui lui a publiquement fait cadeau de 100 millions de dollars depuis 2010 – que sont sorties, le 18 septembre 2019, les fameuses « 18 000 exécutions extrajudiciaires » qui, par l’intermédiaire des médias, ont secoué l’opinion [6].
Ce n’est pas notre sujet et c’est d’ailleurs enfoncer une porte ouverte que de rappeler l’alignement systématique de cette organisation « paragouvernementale » sur les visées de la politique extérieure des États-Unis. Le 17 novembre 2019, son directeur Kenneth Roth légitimait l’action de la droite néolibérale et de l’extrême droite raciste boliviennes en saluant ainsi leur coup d’État réussi : « Evo Morales a été la victime d’une contre-révolution destinée à défendre la démocratie contre une fraude électorale et sa propre candidature illégale. L’armée lui a retiré son appui parce qu’elle n’était pas prête à tirer sur le peuple pour le maintenir au pouvoir. » Une fois l’objectif atteint, avec ses conséquences criminelles, il ne reste à HRW qu’à brouiller les pistes pour se dédouaner et restaurer sa crédibilité en « s’insurgeant », quelques mois plus tard, contre la peine « excessive » de vingt ans de prison dont le gouvernement de facto menace Evo Morales, le chef d’État renversé, accusé de « terrorisme et sédition » [7].

S’agissant du Venezuela, le plus extravagant reste néanmoins à venir. Dans sa présentation du 5 juillet 2019 devant l’Organisation qu’elle dirige, la Haute-commissaire Bachelet dénonçait 5 287 morts imputables aux Forces de sécurité « pour la seule année 2018 » [8]. Une différence abyssale (et plutôt favorable à Caracas, pourrait-on s’amuser) avec les 5 094 meurtres depuis… 2014 » dernièrement annoncés. Deux chiffres absolument incompatibles, émanant du même prestigieux organisme : le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies.
Contacté par nos soins sur l’incohérence de ces chiffres, l’ONUCDH nous a répondu en la personne de M. Fortune Conor, conseiller média de la Mission, en explicitant les seules données produites par cette dernière : « Selon les critères imposés par son mandat », celle-ci « n’a pu inclure que les chiffres relatifs aux cas sur lesquels elle a enquêté ou qu’elle a analysés directement – soit 54 cas d’exécutions extrajudiciaires (53 dans le cadre d’opérations de sécurité/contrôle social et un dans le cadre de manifestations). Mais ces cas illustrent des schémas plus larges – la Mission a également examiné 2 552 incidents supplémentaires impliquant 5 094 décès par les forces de sécurité, même si tous n’étaient pas nécessairement arbitraires. Dans les deux cas, cela ne veut pas dire qu’il s’agit du nombre total et exhaustif – c’est le nombre que la Mission a pu vérifier parmi les cas examinés. »
Du très approximatif, non ? Et qui – premier point sur lequel on pourrait s’arrêter – n’éclaire en rien le bilan exorbitant avancé par le précédent rapport de Mme Bachelet. Laquelle serait la bienvenue si elle s’en expliquait.

Un tel désordre devrait attirer l’attention. Il n’en est rien. Du Washington Post au Parisien, de CNN à Europe 1, du colombien El Tiempo à l’œcuménique La Croix, de Valeurs actuelles à France Inter et de Fox News à France Culture ou Libération, la logique de l’émotion et l’hostilité systématique à l’égard de la « révolution bolivarienne » prévalent sur le travail de vérification ou même la simple réflexion. Qu’on leur balance 18 000, 8 000, 5 000 morts (sur une période d’une ou six années), à quelques mois d’intervalle, ou pourquoi pas au même moment, peu importe aux petits soldats de la grande presse, écrite parlée et télévisée : ils diffusent. Ils ont leur content de morts et d’atrocités. Ils peuvent également se prévaloir de la quintessence de l’incurie.

Dans son rapport de l’an dernier sur la « répression de la dissidence pacifique » et ses fameuses 5 287 victimes en 2018, Mme Bachelet précisait : « L’information analysée par l’ONUCDH indique que beaucoup de ces morts violentes pourraient constituer des exécutions extrajudiciaires ».
Perdu au milieu du rapport de Human Right Watch qui a ameuté la planète sur les 18 000 martyres assassinés par les sbires de Maduro, on pouvait découvrir cette perle : « Personne n’a encore compilé des informations détaillées permettant de savoir si ces éliminations commises par les forces de sécurité ont été des exécutions extrajudiciaires, mais… (…) »
Même procédé dans le Rapport produit ces derniers jours par la Mission onusienne, comme on l’a vu précédemment dans la réponse que nous a fait M. Fortune Conor. « (…) La Mission a (…) également examiné plus de 2 500 incidents supplémentaires impliquant plus de 5 000 meurtres par les forces de sécurité, bien que tous n’aient pas nécessairement été arbitraires. »

Le vocabulaire n’a rien d’innocent (pas plus que le nombre des cas censément « analysés » et non simplement « examinés »). Un dangereux délinquant abattu dans des conditions « pas nécessairement arbitraires » n’est pas victime d’un « meurtre » mais sans doute ou peut-être du funeste résultat d’un violent affrontement. Ce que l’on peut pour le moins subodorer, à titre d’exemple, en lisant ces passages ($ 1 061 et 1 063) perdus au milieu des plus de 400 pages reprenant de A à Z le discours des franges les plus radicales de l’opposition vénézuélienne : « Début 2015, les gangs criminels opérant à El Cementerio, El Valle et Cota 905 auraient fusionné (…) En 2016, le gang comptait entre 70 et 120 membres, utilisant la Cota 905 comme base d’extorsion, d’enlèvement, de vol de véhicules et de trafic de drogue. Le gang disposait d’un arsenal important comprenant des grenades, des fusils et des armes légères. (…) Avant l’arrivée de l’OLP [Opérations pour la libération du peuple [9]] à La Cota 905 en juillet 2015, il y avait eu une série d’attaques contre la police de Caracas et une contre un membre du gouvernement. Le 5 juin 2015, cinq officiers de police ont été blessés par un groupe d’individus lourdement armés. Ce même mois, le 20 juin 2015, le véhicule blindé transportant le ministre des sports Pedro Infante a été attaqué à l’aide d’armes à feu, bien que personne n’ait été blessé. Le lendemain, 21 juin 2015, deux agents de la PNB [Police nationale bolivarienne] ont été blessés dans le secteur de Los Laureles. » Contexte qui permet à Mme Valiñas d’affirmer en conférence de presse que les « meurtres » (attribués à la « répression ») ont lieu « sous le couvert du combat contre la criminalité ». Sachant qu’elle n’a manifestement jamais entendu parler de la situation chaotique des États jouxtant la frontière colombienne, infestés de groupes paramilitaires infiltrés [10].

En tout état de cause, qu’on lise le document à l’endroit, à l’envers, en commençant par le haut ou par le bas, rien ne confirme le terrible bilan attribué aux forces de sécurité. Les affirmations péremptoires n’y sont justifiées que par une litanie de conditionnels : «  Il existe des motifs raisonnables de croire que Maduro et ses ministres de l’Intérieur et de la Défense ont ordonné ou contribué… » ; «  La mission a trouvé des motifs raisonnables de croire que les autorités et les forces de sécurité vénézuéliennes… » ; «  La Mission trouve des motifs raisonnables de croire que des détentions arbitraires ont été utilisées pour attaquer des personnes en raison de leur affiliation politique, de leur participation, de leurs opinions, ou expressions pendant la période considérée. »
En ce qui nous concerne, nous avons des motifs raisonnables de croire qu’aucun jury d’Assises ne condamnerait un prévenu sur des bases aussi vaporeuses. Ce que confirment d’ailleurs les auteurs du Rapport lorsque, après avoir osé un extravagant « la Mission considère que les faits sont établis s’il existe des motifs raisonnables de les affirmer » (§ 1977), ils se doivent de concéder : « Les conclusions de la Mission n’équivalent pas à une condamnation pénale et les informations présentées ici sont, à bien des égards, inférieures à ce qui serait nécessaire pour obtenir une condamnation pénale. » On osait à peine le suggérer...

Par la voix de son ministre des Affaires étrangères Jorge Arreaza, Caracas a dénoncé un document « truffé de contrevérités, élaboré à distance, sans rigueur méthodologique par une mission fantôme dirigée contre le Venezuela et contrôlée par des gouvernements inféodés à Washington ». Un grand classique : qu’il soit de droite (Colombie, Bolivie) ou de gauche (Venezuela, Nicaragua, Équateur du temps de Rafael Correa), tout gouvernement rue dans les brancards quand il est pareillement mis en cause par l’ONUCDH ou, plus spécifiquement s’agissant de cette partie du monde, par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH), qui dépend d’une succursale de Washington, l’Organisation des États américains (OEA). Pour autant, et pour en rester au cas qui nous intéresse, rien ne permet d’affirmer que Caracas a tort par définition.

Trois « experts » ont mené cette « enquête ». Deux, Marta Valiñas (Portugal) et Paul Seils (Royaume-Uni), ont fait leur carrière sein de ce qui – la « défense des droits humains » – est devenu une vaste bureaucratie. Y « faire du chiffre » (comme, dans un autre registre, la police française du temps de Nicolas Sarkozy) et enchaîner les dénonciations globalement alignées sur la doxa géostratégique dite « occidentale » permettent de s’y assurer une trajectoire professionnelle réussie. Compte tenu des luttes d’influence et des rapports de force au sein de l’ONU et de son Conseil des droits de l’Homme, une investigation par trop en décalage avec les « attentes » des commanditaires rendrait hautement aléatoire la perspective d’un nouveau poste ou d’une autre Mission (assez confortablement rémunérés).
Marta Valiñas, donc, est passée de diverses ONG à l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) [11] et à la Cour pénale internationale (CPI). Paul Seils a pour sa part travaillé pour l’ONUCDH, la CPI et l’Institut européen de la paix (IEP), dont il est l’actuel vice-président. Créé en 2014 par neuf ministres européens des Affaires étrangères [12], l’IEP s’inspire des modèles de l’US Institute of Peace, outil du gouvernement américain, et de Swisspeace, son équivalent helvétique. La « société civile » n’a pas grande implication là-dedans.

Dernier pilier du trio de limiers « indépendants », le chilien Francisco Cox Vial a lui été employé au sein du « Programme de justice internationale » de… Human Right Watch ainsi que par la CIDH (sur le cas des 43 étudiants mexicains disparus à Ayotzinapa) ; en tant qu’avocat pénal, il a défendu dans son pays nombre de notables de la droite dure et patronale parmi lesquels, en 2019, la ministre de l’Éducation du gouvernement de Sebastián Piñera, Marcela Cubillos. Fille du premier ministre des Affaires étrangères de la dictature du général Pinochet, celle-ci était sous le coup d’une « accusation constitutionnelle » présentée par le Parti socialiste à la Chambre des députés [13]. Finalement blanchie (par 77 voix contre 73), la « pinochettiste » assumée a démissionné le 28 février 2020 et a rejoint depuis la campagne menée par la droite dure contre un changement de Constitution.
Le 25 octobre 2019, alors qu’une répression policière féroce éborgnait, mutilait et tuait au cœur des foules chiliennes défilant et manifestant, Cox Vial s’est distingué dans un entretien accordé au quotidien La Tercera en niant contre toute évidence le viol systématique des droits humains, en affirmant « les institutions et l’État ont fonctionné » et en défendant le gouvernement Piñera [14].

C’est à distance, sans jamais pénétrer sur le territoire vénézuélien, et en contexte de pandémie limitant les déplacements et les rencontres depuis de longs mois, que les limiers de la Mission ont enregistré les 274 témoignages de victimes directes, de leurs proches, de témoins, d’ex-fonctionnaires de l’État bolivarien, d’avocats, de représentants d’ONG, de rapports, de « documents confidentiels », sans parler des « sources ouvertes » (lire : les médias d’opposition).
Interrogé par la chaîne télévisée EVTV, de Miami, sur la manière dont la Mission a établi le contact avec ces accusateurs, Cox Vial a révélé : « Nous avons lancé un appel public pour que l’information nous soit communiquée. Il y avait des intermédiaires, des personnes qui se sont connectées par le biais du site web ; c’est de nombreuses manières différentes que ces sources nous sont parvenues (...) Tous, pour des raisons de sécurité, ont parlé de manière anonyme [15]. » Sans vouloir se montrer trop tatillon, on se permettra de noter que, côté rigueur scientifique et objectivité des sources, ce type de procédure engendre davantage de problèmes qu’il n’en résout.

Dans le même entretien, Cox Vial a refusé de révéler le nombre de fonctionnaires actifs ayant collaboré pour dénoncer le « chavisme » et ses crimes contre l’Humanité. Pourtant, le rapport allègue de leur participation avec une particulière insistance. De même qu’il laisse une place de choix, pour ne pas dire qu’il élève au rang de « star », un ex-responsable éminent du « régime », l’ancien directeur du Service national de renseignement bolivarien (SEBIN), le général Christopher Figuera. Évoquant avoir découvert une « culture de la torture » à son arrivée dans l’institution, celui-ci « a déclaré à la Mission que le président Maduro décidait qui devait être torturé, qui devait rester en détention et qui pouvait être libéré. » Du « très lourd », comme on dit.

Pour la petite (ou la Grande) histoire, et s’agissant de cet ex-général, on précisera ici quelques détails pas forcément secondaires. Aide de camp d’Hugo Chávez pendant douze ans, Figuera est devenu directeur de la Direction générale du contre-espionnage militaire (DGCIM) en 2017, puis du SEBIN le 30 octobre 2018 (après que son prédécesseur, le général Gustavo González López, ait été déplacé de la fonction suite au décès de Fernando Albán, conseiller municipal du parti d’opposition Primero Justicia, mort en tombant de la fenêtre du dixième étage d’un immeuble du SEBIN où il était détenu ; le gouvernement affirma qu’il s’agissait d’un suicide, l’opposition dénonça un assassinat).
Dès le 15 février 2019, Figuera tombe sous le coup de sanctions étatsuniennes (Executive Order n°13692) pour son rôle de chef d’une institution réprimant « ceux qui veulent un changement démocratique au Venezuela ». Confronté à ce type de menace, chacun se retrouve face à sa conscience et se soumet ou pas. Figuera choisit de basculer. Le 30 avril 2019, il participe à l’ « Opération Liberté », une tentative de coup d’État menée par Juan Guaido qu’accompagne un groupuscule de militaires. Une escouade des fonctionnaires du SEBIN libère l’un des chefs emblématiques de l’opposition, Leopoldo López, assigné à résidence en vertu de l’assouplissement d’une condamnation à 13 ans et 6 mois de prison pour son rôle dans le déclenchement des « guarimbas » (violence insurrectionnelle) de 2014 (43 morts, dont neuf policiers, et plus de 800 blessés). Toutefois, le « pronunciamiento » échoue. Tandis que López se réfugie dans l’ambassade d’Espagne, Figuera disparaît. Quelques jours plus tard, il rejoint sa famille préalablement mise à l’abri à Miami, où il est accueilli à bras ouverts par ceux qui la veille le traitaient d’assassin.

La défection du général est confirmée le 7 mai par le vice-président américain Mike Pence en personne, qui annonce la levée « immédiate » des sanctions le concernant. Depuis Bogotá (plus que jamais capitale du Venezuela de Guaido), l’ambassade des États-Unis communique : « La mesure adoptée aujourd’hui en accord avec le Département d’État démontre que les sanctions américaines ne sont pas nécessairement permanentes et ont comme objectif de favoriser un changement positif de conduite [16]. » Washington confirme, à l’intention des membres des Forces armées nationales bolivariennes (FANB) : « Il s’agit là d’un exemple à suivre ». Dès lors, Figuera remplit à la perfection le contrat de « collaborateur » qui lui garantit un séjour serein plutôt qu’un cul-de-basse-fosse au Pays de la Liberté. Multipliant les accusations spectaculaires contre Maduro et son entourage, il va jusqu’à « révéler » que le groupe « terroriste » libanais du Hezbollah opère à Caracas, à Maracay et dans la région insulaire de Nueva Esparta, avec la bénédiction du gouvernement.

S’agit-il là d’un témoin hautement crédible ? Peut-être bien que oui, mais sûrement que non. N’importe qui en conviendrait. Même nos aventuriers des droits de l’Homme perdus. « La Mission est consciente de son rôle reconnu dans la tentative de coup d’État d’avril 2019 et de son intention exprimée d’impliquer le président Maduro dans la commission de crimes graves », note-t-elle en préambule (§ 15). Néanmoins, « la Mission s’est appuyée sur certaines des informations fournies par M. Figuera, citées tout au long de ce rapport, en appliquant le critère de la preuve raisonnable. Ce faisant, la Mission note que d’autres informations reçues, y compris d’autres initiés – anonymes, témoins oculaires, sources vérifiables et vérifiées, repentis, délateurs récompensés ? –, corroborent certaines parties des déclarations fournies par M. Figuera et que les informations fournies par le général Figuera étaient, à première vue, cohérentes et plausibles sur le plan interne. » D’autant que (c’était couru d’avance, ça ne pouvait pas se terminer autrement) : « La Mission n’a pas eu connaissance de plaintes de torture pendant la période où il était directeur. »

Dans sa logique a géométrie très variable, la Mission évacue le fait que Figuera a également dirigé la Direction générale du contre-espionnage militaire (DGCIM), qu’elle met autant en cause que le SEBIN tout au long de son document, et en particulier dans le passage suivant : « Les commandants, y compris les autorités de haut niveau au sein du SEBIN et de la DGCIM, avaient pleinement connaissance de ce type de crimes, qui se produisaient souvent dans les bâtiments mêmes où ils travaillaient. »
Autre détail amusant : le 6 mai 2019, alors qu’il est toujours attaqué par certaines ONG pour son rôle passé au sein de l’appareil bolivarien, Figuera répond au quotidien de droite espagnol ABC : « Elles le font pour justifier les fonds que leur assigne l’USAID » (une agence officielle étatsunienne liée au Département d’État) [17].

Également victimes de la répression (§ 257) : les militaires et leurs associés. Dans son intention de blanchir les actions criminelles auxquelles le pouvoir a dû répondre, la Mission n’a pas peur de se ridiculiser. Qu’on en juge : « Depuis 2017, il y a eu un certain nombre d’arrestations d’officiers militaires en exercice et retraités, qui auraient été impliqués dans des tentatives de coup d’État visant à renverser le gouvernement du président Maduro. Le nombre de conspirations présumées a augmenté, de même que le nombre d’actes d’opérations de contre-espionnage à leur encontre [18] ». Une réaction manifestement excessive ! Pourquoi le pouvoir, après s’être laissé déstabiliser, ne se contente-t-il pas de capituler ?

À ajouter au passif : « Des civils ont également été tués, à la suite d’opérations militaires, comme celle menée dans la sous-région de Barlovento, dans l’État de Miranda, à la mi-octobre 2016, peut-on lire dans le résumé du Rapport, l’élément le plus communément survolé par les médias. Celle-ci s’est terminée par un massacre après que des soldats aient arbitrairement détenu 35 hommes, dont certains ont disparu et ont été torturés. Douze victimes, toutes âgées de 30 ans ou moins, ont été exécutées extrajudiciairement et enterrées dans des fosses communes. Deux d’entre elles avaient des balles qui leur avaient transpercé le crâne et dix autres avaient probablement des blessures à la machette à la poitrine, au cou et à la tête. »
Un détail manque (brièvement mentionné dans le Rapport complet) à ce récit terrifiant : dès que les faits ont été dénoncés par des proches des victimes, une enquête a été diligentée. C’est l’unité d’investigations scientifiques, pénales et criminelles (CICPC) qui, le 25 novembre 2016, a découvert les fosses communes. Depuis février 2017, douze soldats appartenant au Bataillon 323 de la Caraïbe sont incarcérés. Deux d’entre eux ont été condamnés à vingt-deux ans et neuf mois de prison (le Ministère public a fait appel et en réclame vingt-six). Les procès des autres militaires, dont le lieutenant-colonel Rojas Córdova, sont toujours en cours. Vous avez dit « impunité » systématique ?

D’après le procureur général William Saab, 565 fonctionnaires des corps de sécurité de l’État ont été inculpés depuis août 2017, parmi lesquels 31 civils, 143 membres du CICPC et 138 de la Police nationale bolivarienne (PNB), pour homicide, torture, traitement cruel et inhumain, privation de liberté ; 127 agents de la sécurité de l’État et 13 civils ont été condamnés, dont 36 de la PNB et 26 de la Garde nationale bolivarienne (GNB).
Nul n’est tenu de croire Saab à 100%. Toutefois, on ne voit pas en quoi seraient davantage crédibles un certain nombre des ONG vénézuéliennes qui ont alimenté le Rapport de leurs témoignages « accablants » : le Comité des familles des victimes du Caracazo (COFAVIC, financé par la Fondation Konrad Adenauer et l’USAID) ; le Centre de Justice et paix (CEPAZ, tributaire de fonds de l’Union européenne) ; l’Association civile contrôle citoyen (liée au Département d’État américain) ; le Forum pénal (dépendant financièrement de Freedom House) ; Espace public (l’USAID et Freedom House à nouveau) ; etc…

Et, au fait… Quid l’ex-procureure générale Luisa Ortega, titulaire de la fonction durant dix années avant d’être destituée le 5 août 2017 et de faire défection ? Elle a été haïe pour son action « répressive » pendant les « guarimbas » de 2014 qu’elle jugeait alors (à juste titre, de notre point de vue) « violentes, agressives, mettant en danger la liberté de ceux qui n’y participent pas » et « financées par les États-Unis », avant de faire emprisonner et condamner Leopoldo López, le héros des opposants. S’étant démarquée du pouvoir, accusée conjointement avec son époux Germán Ferrer (député du Parti socialiste unifié du Venezuela ; PSUV) de corruption et extorsion à la tête du Ministère public, elle s’est enfuie en Colombie. Elle y siège désormais en tant que « procureure générale en exil » au sein du Tribunal suprême de justice (TSJ) fantoche, dépourvu de tout pouvoir, mis en place par Guaido dans l’enceinte du Parlement du pays voisin. Ortega est donc désormais une amie. À ce titre, elle est citée à plusieurs reprises dans le Rapport qu’elle a nourri de ses accusations, mais pas pour son rôle dans l’ « atroce » répression des « guarimbas (sur laquelle elle ne s’exprime pas, laissant à d’autres le soin de les dénoncer).

L’un des principaux arguments développé par la Mission a été d’expliquer que, si elle n’a pu enquêter sur le terrain – ce que lui reproche vivement Caracas –, c’est précisément parce que le gouvernement vénézuélien ne l’a pas autorisée à entrer dans le pays. Ce qui est vrai. Dès avant le vote entérinant la création de cette Mission, l’ambassadeur vénézuélien auprès de l’ONU, Jorge Valero, avait averti que son pays n’entendait pas coopérer avec les enquêteurs, soulignant que Caracas avait mis sur pied une « coopération technique » avec la Haute-Commissaire aux droits humains Michelle Bachelet. Ce qui est vrai aussi ! « L’imposition de mécanismes de surveillance supplémentaires ne comptera jamais sur le consentement de mon pays », ajouta donc Valero.
Là n’est pas le moindre paradoxe d’une période marquée, quoi qu’on en pense, par une incontestable décrispation. Le 31 août, fruit des négociations menées avec la faction grandissante de la droite qui, lasse des extravagances « Trumpo-Guaidoliennes », entend participer aux élections législatives prévues le 6 décembre prochain, le président Maduro a gracié cent dix opposants, élus, activistes et militants poursuivis ou condamnés pour délits à caractère politique. Le 14 septembre, alors que n’avait pas encore explosé la bombe de la « Mission des enquêteurs indépendants », Mme Bachelet se félicitait de cet élargissement et annonçait que le pacte signé un an auparavant entre son Bureau et le gouvernement bolivarien allait être renouvelé d’un commun accord pour une année afin d’accentuer la coopération engagée, grâce à un déploiement renforcé de six fonctionnaires de l’ONU dans le pays. Au cours de la semaine précédente, précisa Mme Bachelet, ses fonctionnaires (présents sur place, eux) avaient visité les sièges du SEBIN et de la DGCIM, s’y entretenant avec trente-neuf personnes emprisonnées pour raisons politiques. Elle souligna qu’au cours des douze derniers mois, ont été réalisées quatorze visites de prisons. « Ces visites ont constitué un saut qualitatif remarquable. J’espère que cette pratique constructive se poursuivra et servira à améliorer la condition des détenus et que d’autres centres emblématiques pourront être visités prochainement. »
Le rôle ambigu de Mme Bachelet à l’égard du Venezuela ne doit pas empêcher de souligner cette avancée [19]. On peut d’ailleurs subodorer que la substance ravageuse du Rapport, fruit d’une initiative du Groupe de Lima, a entre autres objectifs de torpiller ces relations de dialogue entamées avec le gouvernement Maduro. Certes, si elles se poursuivent, ces relations permettront une amélioration de la protection des droits humains. Mais, en réalité, il s’agit là de la dernière des préoccupations de Washington et du camp Guaido (Donald Trump ne menace-t-il pas pas de sanctions les magistrats de la CPI qui oseraient s’en prendre aux États-Unis ?). Tous n’ont qu’un objectif : faire « tomber » Maduro et, à travers lui, le « chavisme ». Ce Rapport dit « de l’ONU » sert à merveille leurs desseins. Quarante-cinq fonctionnaires de l’administration vénézuélienne y sont nommément accusés – les plus mentionnés s’appelant Nicolás Maduro (cité 335 fois) et le président de l’Assemblée nationale constituante Diosdado Cabello (mis en cause 66 fois).

Un tel éclairage concernant un chef d’État en exercice est sans précédent dans la région. « En Amérique latine, plusieurs ont été signalés par différentes organisations, d’anciens gouvernements au Guatemala, au Pérou, au Honduras, au Chili, en Argentine, dans d’autres pays, a confié Valiñas en conférence de presse, manifestement très satisfaite de son rôle dans cette opération. Mais si nous parlons d’être identifiés par une Mission de détermination des faits de l’ONU, non, ça n’était jamais arrivé. » Dans quelques jours, Guaido reprendra l’argument avec délectation.
En ce sens, les réactions engendrées par la publication du Rapport seront sans surprise. Lors d’un point téléphonique avec des journalistes, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo l’a qualifié d’ « extraordinaire », prouvant, s’il était encore nécessaire, qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Le 20 juin, Pompeo accusait d’hypocrisie le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU – dont les États-Unis se sont retirés en 2018 – suite au vote d’une résolution condamnant le racisme et les violences ayant suivi la mort de George Floyd. Maduro a « anéanti son propre peuple » et « doit partir », a ajouté Pompeo le 18 septembre depuis le Guyana, lors d’une tournée de quatre jours en Amérique du Sud, qui l’a également amené au Suriname ainsi qu’au Brésil et en Colombie des très droitiers présidents Jair Bolsonaro et Iván Duque. Sur quatre pays, trois frontaliers du Venezuela, qui constitua le centre des conversations.
Lors de sa dernière étape, à Bogotá, Pompeo se tenait tout sourires aux côtés de Duque quand celui-ci, au cours d’une conférence de presse surréaliste dans un pays où les dirigeants sociaux et populaires « se font tirer comme des lapins », a appelé la communauté internationale à agir contre son homologue vénézuélien en raison de ses « crimes contre l’humanité ».

Dans cette perspective désormais agitée en permanence, l’impérialisme et les extrémistes vénézuéliens peuvent s’appuyer sur la caution de leurs chiens de garde qui, depuis des lustres, préparent les opinions publiques du monde entier.
Dans un Tweet, le directeur « Amériques » de Human Right Watch (HRW), José Miguel Vivanco, a considéré comme « découverte la plus notable » de cette enquête le fait que Maduro en personne et ses ministres de l’Intérieur (Néstor Reverol) et de la Défense (Vladimir Padrino López) soient désignés comme les instigateurs de « crimes aberrants ».
Comme HRW, Amnesty International bénéficie d’un statut consultatif spécial aux Nations unies. Le 20 mai 2019, appuyant elle aussi le Groupe de Lima, elle a recommandé la création de la fameuse commission d’enquête par le Conseil des droits de l’homme et « l’activation de la compétence universelle ». Cette procédure du droit international estime que n’importe quel État est compétent pour la poursuite et le jugement d’un crime, même si celui-ci n’a pas été commis sur son territoire, ou a été commis par une personne étrangère à l’encontre d’une victime étrangère, sans que cet État lui-même soit la victime de l’infraction. À court ou moyen terme, une arme de plus dans l’obscène « chasse au Maduro » – dont la tête a déjà été mise à prix quand l’administration Trump, en mars dernier, a offert 15 millions de dollars (12,6 millions d’euros) pour toute information pouvant conduire à sa capture !
« Disons que si Maduro se rend la semaine prochaine dans un pays qui accepte le principe de la compétence universelle, commente Marco Roscini, professeur de droit international de l’Université de Westminster, il pourrait théoriquement être arrêté dès son arrivée, si un tribunal ou un procureur en décide ainsi. Le problème est que Maduro est un président en exercice, il bénéficie donc de l’immunité présidentielle (…) Toutefois, après avoir quitté ses fonctions, s’il le fait un jour, il pourrait être poursuivi dans un autre pays du monde par un tribunal national pour les crimes contre l’humanité qu’il a commis lorsqu’il était président [20]. »

À travers une conférence de presse informelle donnée sur l’application Zoom, depuis sa luxueuse chambre d’hôtel, à Washington, en marge de la 75e Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (au sein de laquelle s’est officiellement exprimé le président légitime de la République bolivarienne du Venezuela, Nicolás Maduro), Guaido en a appelé à la mise en œuvre de la « Responsabilité de protéger » (« Responsibility To Protect » ou R2P), les mécanismes qu’il a qualifié de « diplomatie préventive » étant « épuisés ». Sans préciser s’il envisageait des conséquences aussi globalement positives pour la population que celles constatées dans un autre pays récemment « protégé », la Libye, le secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), Luis Almagro, a vigoureusement appuyé l’idée : « Dans le domaine des droits de l’homme, la rapidité d’action des organes impliqués dans leur défense est urgente. C’est littéralement une question de vie ou de mort », a-t-il déclaré.
Prévu à l’origine pour être révélé le 23 septembre, ce Rapport « dévastateur », on l’a vu, a été précipitamment porté à la connaissance des médias et du public dès le 14. Une course de vitesse était en effet engagée. Pompeo avait besoin de ces « révélations » spectaculaires pour donner du relief aux objectifs de sa tournée sud-américaine et re-légitimer ses peu reluisants alliés d’extrême droite, Duque et Bolsonaro.
Par ailleurs, et surtout, il s’agit désormais d’exercer une forte pression sur l’Union européenne. Jusque-là inconditionnellement alignée sur Washington, celle-ci laisse apparaître des signes de distanciation. Comme il l’a fait avec l’ONU, le pouvoir vénézuélien lui a demandé d’envoyer des observateurs lors des élections législatives de décembre prochain. Jusque-là sans résultat. « Les conditions pour des élections transparentes ne sont pas réunies », a répondu en substance le chef de la diplomatie européenne Josep Borell et, bien que cette échéance conforme à la Constitution ait été annoncée par Caracas depuis plusieurs mois, « les délais sont trop courts pour organiser une mission d’observation d’ici le 6 décembre prochain ». Une déclaration audacieuse : s’agissant du scrutin présidentiel bolivien du… 18 octobre, sous la coupe d’un gouvernement de facto issu d’un coup d’État, ce problème de « délais » ne s’est jamais posé !

Toutefois, estimant encourageantes les mesures de libération d’opposants annoncée par Maduro, la ministre des Affaires étrangères espagnole Arancha González Laya vient de déclarer que son pays « pourrait appuyer le processus électoral ». Même Paris, on le sait de source sûre, se pose des questions : on y estime à présent que l’« aventure Guaido » a piteusement échoué et que, en voulant la perpétrer, les États-Unis se fourvoient. On jouerait volontiers, au Quai d’Orsay, voire à l’Élysée, la carte Henrique Capriles. Dirigeant historique de l’opposition, candidat de la droite à la présidence en 2012 et 2013, contre Chávez puis Maduro, celui-ci, le 2 septembre, s’est prononcé pour une participation massive aux législatives, que prétendent boycotter le président autoproclamé et les siens.
Même la Conférence épiscopale vénézuélienne, l’un des secteurs traditionnellement les plus anti-chavistes du pays, semble avoir abandonné ses rêveries purificatrices en publiant un communiqué dans lequel elle demande à l’opposition de prendre ses responsabilités et de rejeter l’abstention. La voie interventionniste et insurrectionnelle semble prendre l’eau.
Or, pour en revenir aux préoccupations de la Maison-Blanche, le 17 septembre, doit débuter une réunion par vidéoconférence du Groupe international de contact (GIC) sur le Venezuela – lequel rassemble des pays européens (dont le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie) et latino-américains [21].
Fort opportunément tombe du ciel le Maduro marqué du signe de « la Bête » qui doit permettre à Washington de garder la maîtrise du jeu.

Au nom de l’Espagne, González Laya qualifie de « préoccupant » le Rapport de la Mission. Fort des révélations qu’il contient, le porte-parole du groupe parlementaire CDU/CSU pour la politique étrangère au Bundestag, l’allemand Jürgen Hardt, intime à Maduro de « rendre le pouvoir au président légitime, Juan Guaido » ; « une réponse convaincante de l’Union européenne et de ses alliés est nécessaire », intime-t-il aussitôt. Objectif atteint : dès le 17, malgré les réticences de l’Argentine, les membres du GIC expriment leur soutien au travail du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et de la Mission d’enquête indépendante, expriment leur profonde inquiétude quant aux violations des droits humains au Venezuela, avant de trancher : « Pour l’instant, les conditions pour un processus électoral transparent, inclusif, libre et juste ne sont pas réunies ».

Depuis, Borrell a fait savoir que, une « fenêtre d’opportunité » existant, il a « reçu des appuis » pour la poursuite de conversations destinées à obtenir de Caracas une nouvelle date de scrutin. Une mission diplomatique et « technique » de l’UE s’est envolée à cet effet le 24 septembre pour le Venezuela.
Par la voix de Manfred Weber, son président de groupe au Parlement européen, le très conservateur Parti populaire européen (PPE) a exprimé sa préoccupation et demandé des explications à Borrell en invoquant le désormais célèbre rapport de l’ONU et une possible saisine de la CPI : « Légitimer le dictateur Maduro et lui offrir une quelconque perspective de normalité internationale serait inacceptable. » Pour le Département d’État, la sous-secrétaire adjointe du Bureau de l’Hémisphère occidental (l’Amérique latine), Carrie Filipetti, a manifesté une réprobation plus menaçante que diplomatique : « Nous espérons que ce message est vraiment clair pour nos partenaires internationaux, et en particulier pour le Haut Représentant Borrell, qui doit comprendre que ce ne sont pas des gens qui vont tenir des élections libres et équitables. Ce sont des meurtriers, des tyrans et des terroristes. Nous ne devrions pas être en train de négocier avec eux. »
N’écartant pour sa part aucune éventualité, Elliott Abrams, l’homme qui dirige l’intensification de l’étranglement économique du Venezuela, a prévenu l’UE : « Des élections frauduleuses ne sont pas moins frauduleuses si elles ont lieu dans quelques mois. »

Pour faire bonne mesure (et en attendant « mieux ») Washington a annoncé le 22 septembre que cinq premiers dirigeants de l’opposition décidée à jouer « la démocratie » tombent sous le coup de ses sanctions « pour leur complicité dans les tentatives de Maduro de déposséder le peuple du Venezuela de son droit de choisir ses dirigeants lors d’élections libres et équitables (…) En agissant de la sorte, ces individus concourent aux tentatives grossières d’un dictateur désespéré et illégitime pour s’emparer du pouvoir de facto et de le conserver », sachant que, « le 16 septembre, une mission d’enquête indépendante de l’ONU mise en place par le Conseil des droits de l’homme a fait état d’horribles violations des droits de l’homme sous le régime illégitime [22] ».
Tout sauf le vote ! Tout sauf une Assemblée nationale renouvelée, légitime et en état de fonctionner ! À travers l’instrumentalisation des « droits de l’Homme », tel est le jeu des rouages qui font aller le Venezuela comme il va.

Article également publié par Mémoires des luttes, le 30 septembre 2020.

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