Cette civilisation est telle que l’on a juste à être patient...

, par  John Groleau
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Au XXe siècle, une "grande âme" en Inde a fait plier un Empire. Bien entendu, je fais référence au Mahatma Gandhi et à l’Empire britannique. Que penserait aujourd’hui Gandhi s’il voyait l’exploitation des enfants dans son pays au profit d’un représentant d’un autre empire, celui de l’Empire américain [1] ?

En effet, dans son édition du 28 octobre 2007, l’hebdomadaire britannique The Observer a révélé que des sous-traitants indiens du géant américain du prêt-à-porter Gap font travailler des enfants. Je vais vous donner dans quelques lignes certains extraits de l’article de ce quotidien britannique, mais avant, je souhaiterai faire quelques remarques.

Gandhi avec des ouvrières du textile à Darwen, Lancashire, Angleterre, le 26 novembre 1931
Gandhi avec des ouvrières du textile à Darwen, Lancashire, Angleterre, le 26 novembre 1931


Tout d’abord, faire un petit rappel historique de certaines idées de Gandhi. Il pouvait admirer les avancées technologiques et le bien être économique que donnait la civilisation occidentale moderne, mais pointait également ses lacunes et les nouveaux risques et besoins qu’elle apportait à l’individu. Dans son livre Hind Swaraj or Indian home rule (trad. fr. Leur Civilisation et notre délivrance) où il fit la critique du développement et de la notion même de civilisation telle qu’idéalisée par la Grande-Bretagne et les occidentaux, Gandhi montre que chaque progrès réalisé d’une part correspond à une aggravation des conditions de vie de l’autre, que la civilisation occidentale a laissé de côté la moralité et la spiritualité, qu’elle crée de nouveaux besoins liés à l’argent et impossibles à satisfaire, qu’elle accroît les inégalités et voue à l’esclavage une grande partie de l’humanité. Pour lui, ce type de civilisation est sans issue [2] : "Cette civilisation est telle que l’on a juste à être patient et elle s’autodétruira". La mécanisation et la mondialisation des échanges était pour lui un désastre pour l’Inde (les filatures de Manchester avaient fait disparaître l’artisanat indien) [3]. Dans les années 1920, Gandhi étendit son principe de non-violence et sa politique de boycott aux marchandises étrangères, spécialement les produits anglais. Lié à cette politique, il demanda que le khadi (vêtement fait maison) soit porté par tous les Indiens au lieu des textiles britanniques. Riches ou pauvres, hommes ou femmes, devaient filer chaque jour afin d’aider le mouvement d’indépendance de l’Inde par rapport à l’Empire britannique [4]. Gandhi porta le dhoti non seulement en signe de simplicité mais aussi parce que cet habit, filé de ses mains, constituait pour lui une garantie de ne pas cautionner l’exploitation d’ouvriers britanniques ou indiens dans des filatures industrielles.

Nike&Just do it !

Ensuite, ce n’est pas la première fois qu’à la face du monde nous est dévoilé cet aspect caché de la mondialisation. Souvenez-vous du système Nike relaté par Jean-Charles Champagnat (voir le système Nike) il y a quelques années. Des "affaires de ce type-là" font l’actualité quelques jours pour être oubliées très rapidement par "les consommateurs".

De plus, il me semble évident de souligner que les grands capitalistes américains ne sont certainement pas les seuls à exploiter les plus démunies en Inde (ou ailleurs). Quelques grands capitalistes européens et en particulier français -malheureusement- doivent en faire autant. En 1974, Pierre Mendès France, l’un de nos plus grands républicains, soulignait la connivence entre certains groupes français et les capitalistes américains [5].

D’ailleurs, Pierre Mendès France était contre l’américanisation ou l’européanisation du monde : "Les fournitures et les prestations que nous pouvons mettre à la disposition des pays sous-développés, c’est à eux de les déterminer. Il ne s’agit pas d’américaniser ou d’européaniser telle république africaine ou d’organiser l’évolution des plus déshérités vers un modèle occidental unique ; il faut permettre à tous de progresser selon leurs conceptions, leur culture et leurs aspirations. Il en résultera une nouvelle sorte de rapports internationaux dans lesquelles les pays en cause ne seraient plus complexés et aliénés, parce que maintenus sous la domination des plus forts, y compris la domination culturelle. L’Europe et l’Amérique du Nord essayant encore, consciemment ou non, de maintenir leur suprématie, la transformation s’opère contre elles : Mossadegh, Castro, Allende, voilà les figures qui ont personnifié, chacune à sa manière, un combat qui a, de plus en plus, mis en cause les structures en place par les nationalisations, les réformes, la création d’unités économiques régionales et, en dernier lieu, la coalition des États producteurs de pétrole, depuis le golfe Persique et la Méditerranée jusqu’au Pacifique...Ce n’est pas fini." "Pour en terminer avec le tiers-monde, je veux surtout réaffirmer que nous n’avons pas à imposer à deux milliards d’hommes de cette planète (et qui seront bientôt plus nombreux encore) nos principes et nos doctrines, comme le prétendent et les colonialistes (nouvelle manière) et les gauchistes, chacun à leur façon. Ces hommes ont le droit de décider eux-mêmes de ce que seront leur vie et leurs orientations." [6]

Cette "affaire Gap" dans laquelle certains verront -volontairement ou non- un simple fait divers, rentre en fait dans un cadre beaucoup plus général. La mondialisation rime non seulement avec exploitation, mais aussi avec colonisation (voir l’article La nouvelle colonisation). Gandhi mena non seulement une campagne nationale pour l’aide aux pauvres, pour la libération des femmes indiennes, pour la fraternité entre les communautés de différentes religions ou ethnies, pour une fin de l’intouchabilité et de la discrimination des castes, et pour l’autosuffisance économique de l’Inde, mais surtout le Swaraj -l’indépendance de l’Inde de toute domination étrangère. Aujourd’hui, nous sommes passés du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au droit des investisseurs à disposer des peuples !

Enfin, à la lecture de l’article qui va suivre, article déchirant et insoutenable, il me semble que nous, citoyens de la République française -ce qui l’en reste tout du moins...-, nous devrions tous ensemble réagir. Sous quelle forme d’action ? J’ouvre le débat. Quand j’entends action, ce n’est pas simplement dénoncé l’exploitation des plus faibles en Inde ou ailleurs ; non, c’est être capable d’entreprendre des actions comme Gandhi, peut-être pas totalement similaire, mais c’est le débat qui s’ouvre à nous.

Travail en usine avec des enfants au XIXe siècle, grand siècle d’expansion coloniale
Travail en usine avec des enfants au XIXe siècle, grand siècle d’expansion coloniale.


Extraits de l’article de Dan McDougall, The Observer :

« Amitosh est concentré, il tire sur les boucles de fil pour les faire passer à travers de petites perles et paillettes en plastique qu’il coud sur des vêtements pour bébés. Dégoulinant de sueur, il a les cheveux recouverts d’une fine couche de poussière. En hindi, son nom signifie "bonheur". Le vêtement brodé à la main sur lequel il travaille avec sa toute petite aiguille porte le logo d’un géant international de la mode : Gap. Amitosh a 10 ans.

Les épreuves qu’a traversées ce jeune garçon, révélées à l’issue d’une enquête secrète menée par The Observer dans de petites rues de New Delhi, sont une conséquence tragique de la demande occidentale de vêtements bon marché. Cette enquête montre comment, malgré les systèmes d’audit social rigoureux lancés par Gap en 2004 pour éliminer le travail des enfants dans ses filières de production, des sous-traitants peu scrupuleux faussent le jeu. Lorsque Gap découvre qu’un enfant est employé par un sous-traitant pour fabriquer ses vêtements, ce sous-traitant doit le retirer de l’atelier, lui assurer l’accès à l’école, lui verser un salaire et lui proposer un nouvel emploi une fois qu’il est légalement en âge de travailler. Telle est la politique officielle de Gap. Elle est censée mettre fin à l’exploitation des enfants. Dans le cas d’Amitosh, elle n’a pas fonctionné. Vendu par sa famille l’été dernier, Amitosh travaille 16 heures par jour. Derrière lui, sur un tabouret en bois, il a posé tout ce qu’il possède : une BD à moitié déchirée, un canif, un peigne en plastique et une couverture déchirée à motifs éléphant.

"J’ai été vendu au village de mes parents, dans l’État du Bihar [dans le nord de l’Inde], puis on m’a conduit en train à New Delhi, raconte-t-il. Les hommes sont venus nous chercher en juillet. Ils avaient des haut-parleurs à l’arrière de la voiture et ils ont dit à mes parents que s’ils m’envoyaient travailler en ville, ils n’auraient plus à travailler dans les fermes. Mon père a touché une petite somme pour me vendre, et j’ai été emmené avec quarante autres enfants. Le voyage a duré 30 heures, on ne nous a pas donné à manger. On m’a dit que je devais travailler pour rembourser ce que le propriétaire avait payé à mes parents. Tant que je n’aurai pas remboursé, je ne pourrai pas rentrer chez moi. Donc je travaille gratuitement. Je suis un shaagird [apprenti]. Le contremaître m’a expliqué que, comme j’étais en apprentissage, je n’étais pas payé. C’est comme ça depuis quatre mois."

L’atelier où travaillent Amitosh et cinq ou six autres enfants est crasseux, les excréments d’un WC bouché se répandent dans les couloirs. Derrière les gamins, d’énormes piles de vêtements Gap sont emballées dans des paquets en plastique portant les étiquettes d’emballage officielles. Les numéros de série sont ceux d’une nouvelle gamme que Gap prévoit de commercialiser pour les fêtes de fin d’année. Tout cela doit être exporté vers l’Europe et les États-Unis.

Jivaj est originaire du Bengale-Occidental. Il doit avoir environ 12 ans. Il a raconté à The Observer que certains des garçons de l’atelier avaient été battus. "Le travail est très dur et on nous frappe si on ne travaille pas suffisamment. On n’arrête pas de nous dire : C’est une grosse commande de l’étranger. La semaine dernière, j’ai passé quatre jours à travailler depuis l’aube jusqu’à environ 1 heure du matin du jour suivant. J’étais si fatigué que j’en avais la nausée", murmure-t-il, en larmes. "Si l’un d’entre nous pleurait, ils lui tapaient dessus avec un tuyau de caoutchouc. Certains des enfants étaient punis avec des chiffons graisseux enfoncés dans la bouche."

Manik, qui lui aussi travaille gratuitement, affirme avoir 13 ans. On a du mal à le croire. "Je suis content de travailler ici. Au moins, j’ai un endroit où dormir", explique-t-il en jetant un regard furtif derrière lui. "Le patron m’a dit que j’étais en apprentissage. C’est mon devoir de rester ici. J’apprends à être un homme et à travailler. Un jour, je gagnerai de l’argent et je pourrai acheter une maison pour ma mère."

La découverte de cet atelier où la main-d’œuvre est exploitée est une très mauvaise nouvelle pour Gap. La semaine dernière, un porte-parole de la société a reconnu que des enfants s’étaient malencontreusement retrouvés dans le processus de production. Plutôt que de risquer de vendre des vêtements fabriqués par des enfants, Gap s’est engagé à retirer des dizaines de milliers d’articles repérés par The Observer. Le géant du prêt-à-porter a passé d’énormes contrats en Inde, un pays qui affiche l’une des plus fortes croissances économiques du monde. Mais, depuis une décennie, ce pays est aussi devenu le champion du monde du travail des enfants. D’après les Nations unies, le travail des enfants représenterait 20 % du PNB indien, 55 millions d’enfants – âgés de 5 à 14 ans – étant employés dans divers secteurs d’activité. »

Source pour ces extraits du quotidien britannique : Courrier international, "L’enquête qui a fait plier Gap".

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