"Ben Ali, la dérive autiste d’un autocrate". Par Angélique Mounier-Kuhn

, par  J.G.
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« La population tunisienne ne supporte plus ni la confiscation des libertés ni la corruption de l’entourage du président, au pouvoir depuis 1987.

“L’époque que nous vivons ne peut plus souffrir ni présidence à vie ni succession automatique à la tête de l’État, desquelles le peuple se trouve exclu.” Le 7 novembre 1987 à 06h30 du matin, sur les ondes de Radio-Tunis, la voix morne de Zine el-Abidine Ben Ali est la première à proclamer le changement d’ère en Tunisie.

Ministre de l’intérieur, âgé de 51 ans, il annonce avoir démis Habib Bourguiba, qui règne au sommet de l’État depuis que la Tunisie s’est affranchie de tutelle française en 1956, en raison de son état de santé “physique et mental”. Dans une même tirade, il s’arroge la présidence, le commandement des armées et promet pluralisme politique et libéralisation des médias. A l’époque, la Tunisie traverse une mauvaise passe. La situation sociale est tendue ; le péril islamiste s’affirme.

“Ben Ali a un titre de général trompeur. Il ne vient pas de l’armée, mais a fait toute sa carrière dans le système sécuritaire. Spécialiste du renseignement, il est le responsable de la répression qui a sévi dans les campus universitaires dans les années 1980”, rappelle Vincent Geisser, chercheur au CNRS. Cette poigne implacable lui vaut le surnom de “cow-boy” et, à compter de 1985, le cumul des portefeuilles : Sécurité, puis Intérieur, puis chef du gouvernement de Bourguiba. “Nul n’ignore son passé sécuritaire, mais l’arrivée au pouvoir de ce “Bonaparte à la tunisienne” est unanimement accueillie avec soulagement”, poursuit le spécialiste.

“J’étais porte-parole d’un syndicat à l’université, se remémore Anouar Gharbi, coordinateur du Comité de soutien du peuple tunisien en Suisse. J’avais écrit un article sur l’espoir de changement suscité par son discours.” Trois ans plus tard, Anouar Gharbi se déracine. Les promesses n’ont pas été tenues. Ou si peu. “Le tournant, c’est 1989, relève Vincent Geisser. Une répression terrible s’abat sur les islamistes. Ils sont arrêtés par milliers, une quarantaine d’entre eux meurent sous la torture et les autres s’exilent en masse.” L’opposition de gauche, qui a perdu ses illusions et se cabre, est réprimée. En dépit de modifications législatives, la presse reste engoncée dans son monolithisme.

Dans sa monumentale et flagorneuse biographie publiée sur le site de la présidence tunisienne, Ben Ali ne lésine pourtant pas sur ses mérites : respect des libertés fondamentales, démocratie, pluralisme… Autant d’améliorations portées à son crédit, lit-on, qui lui valent ses victoires par un “vaste consensus national” aux cinq présidentielles de 1989 (99,27% des voix) à 2009 (89,62%). Avec une même régularité, les ONG dénoncent, elles, les innombrables violations des droits de l’homme au pays du jasmin. A l’automne 2010, Human Rights critiquait ainsi le musellement des syndicats. Six mois plus tôt, elle fustigeait la persécution des anciens prisonniers politiques.

“Rien ne prédestinait Ben Ali à devenir diplomate (ambassadeur à Varsovie de 1980 à 1984), ni politicien. Il n’est doté ni de charisme, ni d’une intelligence manifeste”, assène un connaisseur. “Ce n’est qu’un bon flic”, assure un autre. C’est le père de sa première épouse, Naïma Kefi, dont il était le chauffeur, qui aiguillonne la carrière de ce natif d’Hammam-Sousse, bourg de la côte Est de la Tunisie. Modeste d’origine, épais de carrure, Ben Ali, serait toujours, après ses plus de deux décennies au pouvoir, “très peu sûr de lui et terriblement paranoïaque, avance notre observateur. Il redoute plus que tout d’être destitué de la même manière qu’il a démis son prédécesseur”. “Son régime est assis sur deux pilliers, explique Catherine Graciet, journaliste spécialiste du Maghreb. L’État policier, qui quadrille toutes les villes et le parti Etat, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), dont les cellules rayonnent dans tous les quartiers.”

Si son visage, cheveux teints et traits figés, monopolise la une des journaux, s’affiche sur toutes les façades et dans la moindre échoppe, lui-même se donne peu à voir de son peuple. Ses visites surprises en province et ses discours télévisés sont courts et rares. Tout comme ses excursions à l’étranger. Le secret de celles qui le conduisent en Allemagne ou en France se faire soigner – on évoque un cancer de la prostate – est toujours bien gardé.

Aussi pour les Tunisiens, la double apparition de Ben Ali à la télévision, le 28 décembre passé, puis le lundi 10 janvier, est un révélateur de la gravité de la situation. “Il n’a lancé aucun appel pour écouter les forces vives du pays et instaurer le dialogue. Quel autisme ! A continuer de croire au miracle économique, on s’est tu trop longtemps sur cette Tunisie inégalitaire, qui marginalise les jeunes et confisque les libertés”, tempête Khadija Chérif, secrétaire générale, à Paris, de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme.

Par le passé, Ben Ali a pourtant su exploiter une certaine fibre sociale avec adresse. “Il a mis sur pied un système de redistribution, via des fonds sociaux, qui a permis d’allouer une partie des ressources aux plus démunis”, explique un connaisseur. “Une sorte de paternalisme social fortement mis en scène qui l’a posé en président bienfaiteur. Alors que l’Algérie voisine sombrait dans la guerre civile, dans les années 1990 et que le Maroc croupissait dans la pauvreté, les Tunisiens mangeaient à leur faim et de ce fait, se résignaient au régime”, ajoute Vincent Geisser. En outre, poursuit Catherine Graciet, “il a eu l’habileté de s’appuyer sur les remarquables technocrates tunisiens. Il a fait très tôt le choix du libéralisme, et les a laissé gérer les grands équilibres macroéconomiques”. Avec un succès indéniable, qui a valu à la Tunisie les faveurs de la Banque mondiale et du FMI. A l’automne passé, ce dernier la créditait d’avoir “relativement bien surmonté la crise internationale”, la croissance de son PIB ayant fléchi à 3,1% en 2009 après 4,5% en 2008.

Mais ce bilan masque une réalité douloureuse : “La poussée démographique est telle, que le chômage des jeunes est très élevé (jusqu’à 60% dans certaines régions), relève Catherine Graciet. Et une erreur a été commise en poussant la Tunisie à devenir un pays de services. Les filières de gestion-management ont pullulé, sans avoir de débouché à offrir. Cela a nourri la frustration.”

Elle apparaît aujourd’hui d’autant plus malaisée à contenir, qu’elle est exacerbée par la dérive affairiste du régime, devenue flagrante à partir de la fin des années 1990. “Elle a sapé tous les efforts socio-économiques”, affirme un bon connaisseur. “Ce qu’est devenu mon pays en cinq lettres ?, raille Anouar Gharbi, une M.A.F.I.A”. Catherine Graciet, qui a étudié la question, évoque un clan d’une cinquantaine de personnes, régenté par la seconde épouse de Ben Ali, Leïla, née Trabelsi, ses frères et ses neveux, obnubilés par la quête d’un “enrichissement sans limite et ayant mis le grappin sur une vaste partie de l’économie”. Pressions, manipulations, malversations : aucun business qui marche n’échapperait plus à la convoitise du “clan”. Dans un câble révélé par WikiLeaks, la diplomatie américaine fait en 2008 une peinture édifiante de la corruption de la “Famille”, des “penchants de nouveaux riches” et des “abus flagrants” des Trabelsi. “La corruption, conclut le diplomate, c’est l’éléphant dans la maison ; un problème connu de tous, mais que personne n’évoque publiquement.”

Ce n’est plus le cas, et “le sentiment que certains s’enrichissent en volant le peuple est devenu insupportable”, souligne Vincent Geisser. Jusque-là, l’autocrate Ben Ali parvenait à étouffer toute contestation, sans donner des “martyrs” à la cause de ses détracteurs par une répression trop brutale. Il n’a plus cette retenue. Car dans ce petit pays à la chaîne de commandement parfaitement huilée, l’ordre de tirer à balles réelles sur la foule est très probablement venu d’en haut. Avec plusieurs dizaines de morts ces derniers jours, “quoi qu’il arrive, conclut Vincent Geisser, le régime est fini, dans le cœur et dans la tête des Tunisiens.” » Angélique Mounier-Kuhn

Article d’Angélique Mounier-Kuhn, letemps.ch, le 12/01/11.

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