Le journal de référence a encore frappé ou la dictature des « europtimistes » Jacques Le Goff, Marc Bloch, Lucien Febvre et Robert Frank

, par  Annie Lacroix-Riz, Tribune libre
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I. De Jacques Le Goff...

Le 11 juin, notre collègue Angelica Keller, qui avait « trouvé […] intéressant » l’article « Mélanges historiques », de Marc Bloch : la France et l’Europe [1] (paru dans Le Monde des livres du jeudi 9 juin), s’est dite curieuse de la réaction d’historiens de ces listes.
L’article téléologique de notre collègue Le Goff, lui-même fervent « européen » de longue date, vise à faire cautionner par Marc Bloch l’« Union européenne » chère à Jacques Delors.

1° Cet enrôlement du grand médiéviste au service d’une œuvre prétendue progressiste et pacifique repose sur une base d’emblée précaire : assassiné en juin 1944 « par la Gestapo », le résistant Marc Bloch n’a pas eu à se prononcer sur ladite Union. Il est des principes auxquels il aurait à coup sûr adhéré, parmi lesquels l’honnêteté intellectuelle. Rien n’autorise en revanche à affirmer qu’il aurait mis son influence et son talent au service de la résurrection du cartel international de l’acier de 1926. Car cette création présentée alors aux populations comme le symbole d’une paix franco-allemande définitive, non seulement n’avait pas épargné au continent européen la Deuxième Guerre mondiale, mais avait contribué à la rendre inévitable.

2° Si Marc Bloch avait eu la possibilité de consulter des sources d’archives relatives à l’intégration européenne, il n’aurait pas éprouvé le moindre doute sur la nature de celle-ci. Bien avant le lancement médiatique officiel de la « Communauté européenne du charbon et de l’acier » par le « père de l’Europe », Robert Schuman, une des trois idoles gouvernementales du Comité des Forges au 20e siècle (après Poincaré et Pétain), les milieux dirigeants français ne doutaient pas des conséquences de la division du travail et de la casse des salaires (baptisée « assainissement financier »). Ils les avaient toujours prônées et appliquées, avec une énergie renforcée pendant la crise des années 1930, et avec un succès inouï dans la France sous tutelle allemande : de l’été 1940 à l’été 1944, la poigne allemande contribua largement à assurer une baisse du pouvoir d’achat des ouvriers et employés de 50% (je dis bien cinquante pour cent) et une perte de poids de dix à douze kilos (les statistiques de la Statistique générale de la France, prédécesseur de l’INSEE, sont formelles). Après le discours de Robert Schuman du 9 mai 1950, préparé en concertation avec le même Comité des Forges - qui avait fait, via la dynastie Wendel, la carrière politique lorraine de Schuman après celle de Poincaré -, la gauche de gouvernement (SFIO) fut chargée de maquiller de couleurs attrayantes la renaissance du vieux cartel de l’acier. Elle s’exécuta en certifiant à la population (dans Le Populaire) que le vilain Comité des Forges serait tué par une entreprise si enthousiasmante : la « mort » du néfaste groupement des « marchands de canons » garantirait la paix sur le continent ; le règne de la « concurrence », terrassant enfin l’insupportable « monopole » des maîtres de forges, réduirait les prix, du charbon, de l’acier (pacifique aussi) et du reste.
Plus francs, les hauts fonctionnaires des Affaires étrangères et des Finances annoncèrent aussitôt, dans leurs réunions communes, un avenir immédiat ou lointain moins idyllique : réductions d’effectifs dans les mines (25% à court terme dans celles du Nord) avant éventuelle fermeture, fin des insupportables subventions sociales ruineuses pour le budget (à la différence des excellentes subventions parant au déficit de la sidérurgie privée qui, elles, seraient maintenues), austérité salariale et « dumping social ». Le moins disant social s’imposerait enfin grâce à la libre circulation des capitaux et des salariés, qui seraient issus des pays à très bas coût de la main-d’œuvre : cette « liberté » entraînerait l’alignement des salaires vernaculaires sur les plus bas salaires pratiqués dans chaque pays adhérent ou futur adhérent. Telles furent d’emblée les réalités, très fortement américaines et allemandes, et perçues comme telles par ces milieux mieux informés que la population française, du nouveau cartel appelé à se transformer à bref délai en « marché commun » puis « Union européenne ».
La transformation eut effectivement lieu, et ce sans « dérive » aucune - cette prétendue « dérive » actuelle d’une mythique union européenne, « sociale » à l’origine, que plus d’« union européenne » est supposée combattre : l’intégration avait pour principal but de faire baisser les salaires (ce à quoi contribueraient la concentration agricole à marches forcées et la baisse des prix de revient agricoles y afférente). Cet objectif, auquel l’ex-syndicaliste CFTC Jacques Delors, devenu haut fonctionnaire, voua sa carrière, est actuellement parvenu à une phase avancée. Faire de M. Delors, partisan et artisan de l’austérité salariale permanente et de la supranationalité – astuce simplement destinée à neutraliser, au sein de l’union européenne, tout rebelle à pareil programme -, le fondateur d’une « Europe des nations », est faire preuve d’autant d’audace indue que déguiser Marc Bloch en petit soldat de l’union européenne.
Ayant enrôlé son glorieux prédécesseur sous cette bannière résolument antinationale, M. Le Goff, exploite au surplus l’opprobre pesant sur « les partis populistes européens » pour mettre dans le même sac tous les partisans de « l’abandon de l’euro et [de...] la sortie de l’Europe » du grand capital. Il ose marier Le Pen avec le KKE, le parti communiste grec, qui, pour sa part, défend, comme il le fit au printemps 1941 de l’agression hitlérienne et à différentes reprises depuis, son peuple une fois de plus livré à la poigne « européo-allemande » et au Fonds monétaire international, instrument des États-Unis créé par la conférence de Bretton-Woods (juillet 1944). Il exalte « l’unicité de l’espace Schengen », présumé antiraciste et généreux, en oubliant de préciser que celui-ci incarne à la fois la libre circulation des capitaux funeste aux salaires et la répression commune des déviants, rebelles, « terroristes », etc. : ce n’est donc même pas « le renard libre dans le poulailler libre », selon l’expression consacrée désignant le contrat capitaliste, mais « le renard libre dans le poulailler de plus en plus ligoté » (même si on peut admettre que ce dernier n’a jamais été libre).
Un médiéviste éminent en mobilise un autre, mort en juin 1944, qui ne risque pas de le démentir. Il calque à cet effet son argumentation sur celle des classes dirigeantes et de leurs auxiliaires de presse, martelée 24 h sur 24 pendant des mois entiers contre le non au référendum constitutionnel de mai 2005 : qui prétendait rejeter l’Europe de la supranationalité, l’Europe aux peuples de laquelle est aujourd’hui appliquée « la stratégie du choc » naguère réservée aux pays dits en voie de développement, n’était qu’un analphabète ou un « populiste », fasciste ou fascisant (l’un n’empêchant pas l’autre). Après le scrutin du 29 mai, les mêmes serinèrent que les crétins qui avaient voté non ne méritaient pas le droit de vote dont ils avaient fait si piètre usage. Quand on connaît l’histoire des années 1930, on peut légitimement s’inquiéter de cette conclusion. En l’occurrence, ceux qui nous dirigent ne supprimèrent pas le droit de vote, se contentant de violer les résultats du scrutin par le recours, cette fois, à un Parlement pour sa part fort « européen » : le même qu’ils jugeaient inutile quand ils étaient convaincus que les buses voteraient pour la constitution européenne, le « référendum » ayant allure « démocratique ». Chez d’autres, on a fait voter à répétition, jusqu’à ce que les victimes expiatoires acceptent de voter enfin oui (comme en Irlande).

3° Pour clore le tout, M. Le Goff invoque le grand Febvre venu, comme lui-même, prêter à Marc Bloch un rôle missionnaire « européen » : « Marc Bloch, grand Français, parce que bon et grand Européen, pensait avec Michelet que ce n’est pas trop de toute l’Europe pour écrire l’histoire de France. » Notre collègue ne nous précise pas à quelle date Febvre a embrigadé Bloch dans l’armée européenne sous le drapeau de l’OTAN. Il n’a pas cru nécessaire de nous indiquer non plus que Febvre avait moins manié le dithyrambe à l’égard de son collègue et ami quand Bloch, frappé par le statut des juifs du 3 octobre 1940, observait à l’égard de l’occupant une attitude plus résistante et digne que la sienne. Peu suspect de gauchisme, notre collègue suisse Philippe Burrin préfère au gros mot de « collaboration » celui d’accommodement, mais il a dressé du comportement de 1940-41 de Febvre envers le paria Bloch un portrait moins flatteur. Car Febvre manifestait alors des inclinations fort « européennes » : il voulait solliciter des autorités d’occupation la reparution des Annales en zone occupée ; Bloch s’y opposait, arguant que rien n’y paraissait plus qui n’eût l’aval de l’occupant ; excédé par cette résistance et par « la “funeste maladresse” » qui avait abouti naguère à ce que Bloch fût « le codirecteur et le copropriétaire » des Annales, Febvre osa écrire le 19 avril 1941 : le « “verdict de mort” prononcé par Bloch […serait] une mort nouvelle pour mon pays ». Le pays de l’aryen n’était donc plus vraiment celui du juif (La France à l’heure allemande 1940-1944, Paris, Le Seuil, 1995, p. 322-328, citation, p. 324-325).
On nous parle de cet épisode beaucoup moins que de la brève demande de reparution de L’Humanité de l’été 1940, alors que Febvre poussa jusqu’au bout l’envie de survie de sa revue. Il en obtint en effet, note Burrin, la reparution, sous un autre titre, et acquit même, en 1942, le soutien renouvelé de l’infâme ministre de l’éducation nationale de Laval, Abel Bonnard (avril 1942-août 1944), agent de l’ennemi stricto sensu. Les amateurs d’histoire intellectuelle et culturelle pourront approfondir la question par les sources directes disponibles aux Archives nationales. La cote complète du fonds indiqué par Burrin est précisée dans le lien :
http://www.archivesnationales.culture.gouv.fr/chan/chan/series/pdf/serie-mi-etat-sommaire259-462.pdf 318 Mi 1-4, Correspondance Marc Bloch-Lucien Febvre (1928-1944) et documents se rapportant aux deux historiens, Rép. num. dact., 4 p.

II. ... à Robert Frank

Une autre collègue, Marie-Albane de Suremain nous propose d’apprécier « les risques et le charme de l’histoire de l’Europe » en lisant « un article de Robert Frank, “Une histoire problématique, une histoire du temps présent”, Vingtième Siècle, 2001/3, n° 71 » (http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2001-3-page-79.htm).
S’en tenir là nous cantonnerait à « l’europtimisme » forcené, qui depuis plusieurs décennies a seul droit de cité dans l’historiographie dominante française. Cette conjoncture propice a d’ailleurs permis à ce collègue spécialiste de relations internationales, professeur à l’université Paris I, de mobiliser des moyens académiques pour faire expier aux Français leur détestable vote de mai 2005. Ainsi a-t-il été, auprès d’autres universitaires entichés d’« union européenne », en mesure d’infliger entre 2007 et 2009 aux étudiants de concours (quand existaient encore une agrégation et un CAPES) et, par voie de conséquence, à de nombreuses générations d’élèves à venir (je ne reviendrai pas sur nos acquis « européens » en matière de retraite), la question d’histoire contemporaine : « Penser et construire l’Europe, 1919-1992 ».
L’opération s’est déroulée dans des conditions éclairantes
1° sur la censure et l’autocensure qui règnent à l’université en général et dans les revues académiques et corporatives en particulier (voir mon article « Remarques sur la bibliographie de la question d’histoire contemporaine 2007-2009 “Penser et construire l’Europe, 1919-1992” », La Pensée, n° 351, juillet-septembre 2007, p. 145-159, et sur http://www.historiographie.info/) ;
2° sur l’étouffante atmosphère universitaire « europtimiste », bien antérieure aux « réformes » à la hache de l’ère sarkozienne (L’histoire contemporaine sous influence, Pantin, Le Temps des cerises, 2004, 2e édition, tirage 2010).

Quelques productions moins « europtimistes » que les deux textes proposés à notre réflexion montrent la remarquable continuité entre les plans européens de l’après-guerre et leur degré actuel de réalisation. Historiques ou politiques, ces travaux interdisent l’amalgame indigne auquel procède M. Le Goff entre l’extrême droite et la gauche non européiste. Dans l’ordre alphabétique :

 François Denord et Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, Raisons d’agir, 2009.
 Georges Gastaud, Lettre ouverte aux “bons Français” qui assassinent la France, Paris, Le Temps des cerises, 2005 ; Patriotisme et internationalisme, CISC, 2010.
 Annie Lacroix-Riz, L’intégration européenne de la France. La tutelle de l’Allemagne et des États-Unis, Pantin, Le Temps des cerises, 2007 (conférences, http://www.historiographie.info/ ou http://fr.wikipedia.org/wiki/Annie_Lacroix-Riz)
 Benjamin Landais, Aymeric Monville et Pierre Yaghlekdjian, L’idéologie européenne, Bruxelles, Aden, 2008.
 Domenico Losurdo, Staline. Histoire et critique d’une légende noire (ici pour sa présentation des rapports entre « universalisme abstrait » ou « cosmopolitisme » et question nationale).

Les historiens outrepassent leur mission académique et civique en malmenant la vérité, c’est à dire en imputant à Marc Bloch une passion imaginaire pour une Union européenne qui écrase les peuples de Grèce, d’Espagne et du Portugal et accable tous ses autres membres dans l’attente de leur faire subir le même sort « argentin ». Ils s’acquitteraient mieux de ladite mission en faisant connaître à la population, par la voie de la même presse « de référence » (mais y conserveraient-ils leur tribune ?) ou par l’acceptation de débats académiques, l’analyse, particulièrement nette en avril 1944, de Marc Bloch sur la responsabilité des milieux dirigeants français dans la Défaite de 1940 (L’étrange défaite et surtout, dans l’édition Gallimard de 1990, son article paru en avril 1944 dans les Cahiers politiques n° 8, « À propos d’un livre trop peu connu »). Sur cette étape majeure de la constitution de « l’Union européenne » et de l’affaiblissement de la nation française, ce « grand Français », assurément moins « européen » que Febvre en 1940-1941, s’est clairement prononcé. Dans un sens qui n’accrédite pas l’évolution post mortem que lui attribue notre collègue médiéviste et « europtimiste » Le Goff.

Annie Lacroix-Riz, professeur émérite d’histoire contemporaine (relations internationales) à l’université Paris VII-Denis Diderot.

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