Le Vatican et le gouvernement de la mondialisation Gouvernement mondial, banque centrale mondiale, société politique mondiale,...

, par  Bruno Arfeuille, Tribune libre
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Extrait du document intitulé « Pour une réforme du système financier et monétaire international dans la perspective d’une autorité publique à compétence universelle » [1], présenté par le Conseil pontifical « Justice et Paix » le lundi 24 octobre 2011 dans la salle Jean-Paul II du bureau de presse du Saint-Siège.

Bruno Arfeuille, Quartidi 14 Brumaire an CCXX


« 3. Le gouvernement de la mondialisation


Sur le chemin vers la construction d’une famille humaine plus fraternelle et plus juste et, avant encore, d’un nouvel humanisme ouvert à la transcendance, l’enseignement du bienheureux Jean XXIII semble particulièrement actuel. Dans la Lettre encyclique prophétique Pacem in terris de 1963, il observait que le monde s’acheminait vers une plus grande unification. Il prenait donc acte du fait que, dans la communauté humaine, venait à manquer la correspondance entre l’organisation politique “sur le plan mondial et les exigences objectives du bien commun universel” [2]. Aussi souhaitait-il que soit un jour créée “une Autorité publique mondiale” [3].
Face à l’unification du monde conciliée par le phénomène complexe de la mondialisation, et face aussi à l’importance de garantir, outre les autres biens collectifs, celui représenté par un système économique et financier mondial libre, stable et au service de l’économie réelle, l’enseignement de Pacem in terris apparaît aujourd’hui encore plus vital et digne d’être concrétisé de façon urgente.
Dans le sillage de Pacem in terris, Benoît XVI aussi a exprimé la nécessité de constituer une Autorité politique mondiale [4]. Du reste, cette nécessité apparaît avec évidence si l’on pense au fait que le programme des questions devant être traitées au niveau mondial devient toujours plus dense. Il suffit de penser, par exemple, à la paix et à la sécurité ; au désarmement et au contrôle des armements ; à la promotion et à la sauvegarde des droits fondamentaux de l’homme ; au gouvernement de l’économie et aux politiques de développement ; à la gestion des flux migratoires et à la sécurité alimentaire ; à la sauvegarde de l’environnement. Dans tous ces domaines, apparaissent toujours plus évidentes l’indépendance croissante entre les Etats et les régions du monde, et la nécessité d’avoir des réponses, non seulement sectorielles et isolées, mais aussi systématiques et intégrées, s’inspirant de la solidarité et de la subsidiarité et orientées vers le bien commun universel.
Comme le rappelle Benoît XVI, si ce n’est pas ce chemin qui est entrepris, “le droit international, malgré les grands progrès accomplis dans divers domaines, risquerait en fait d’être conditionné par les équilibres de pouvoir entre les plus puissants” [5].
Ainsi que le rappelait déjà Jean XXIII dans Pacem in terris,le but de l’Autorité publique est avant tout de servir le bien commun. Aussi doit-elle se doter de structures et de mécanismes adéquats, efficaces, c’est-à-dire qui soient à la hauteur de sa mission et des attentes dont elle est dépositaire. Ceci est particulièrement vrai au sein d’un univers mondialisé qui rend les personnes et les peuples toujours plus reliés entre eux et interdépendants mais qui montre aussi l’existence de marchés monétaires et financiers à caractère principalement spéculatif, nocifs pour l’économie « réelle », surtout celle des pays faibles.
Il s’agit d’un processus complexe et délicat. Une telle Autorité supranationale doit en effet être structurée de façon réaliste et mise en œuvre progressivement ; elle a pour but de favoriser l’existence de systèmes monétaires et financiers efficients et efficaces, c’est-à-dire de marchés libres et stables, disciplinés par un ordonnancement juridique approprié, fonctionnels au développement durable et au progrès social de tous, et s’inspirant des valeurs de la charité et de la vérité [6]. Il s’agit d’une Autorité à dimension planétaire, qui ne peut être imposée par la force mais doit être l’expression d’un accord libre et partagé, en plus des exigences permanentes et historiques du bien commun mondial, et non le fruit de contraintes ou de violences. Elle devrait résulter d’un processus de maturation progressive des consciences et des libertés, ainsi que de la conscience de responsabilités toujours croissantes. En conséquence, la confiance réciproque, l’autonomie et la participation ne doivent pas être négligées comme étant des éléments superflus. Le consentement doit impliquer un nombre toujours plus grand de pays adhérant avec conviction, à travers le dialogue sincère qui ne marginalise pas mais met en valeur les opinions minoritaires. L’Autorité mondiale devrait donc impliquer tous les peuples de façon cohérente, dans une collaboration au sein de laquelle ils sont appelés à contribuer, avec le patrimoine de leurs vertus et de leurs civilisations.
La constitution d’une Autorité politique mondiale devrait être précédée d’une phase préliminaire de concertation, dont émergera une institution légitimée, apte à offrir un guide efficace et à permettre en même temps à chaque pays d’exprimer et de poursuivre son bien propre. L’exercice d’une telle Autorité placée au service du bien de tous et de chacun sera obligatoirement super partes, c’est-à-dire au-dessus de toutes les visions partielles et de chaque bien particulier, en vue de la réalisation du bien commun. Ses décisions ne devront pas être le résultat de la toute-puissance des pays plus développés sur les pays plus faibles. Elles devront, au contraire, être assumées dans l’intérêt de tous et pas seulement à l’avantage de certains groupes, que ceux-ci soient formés de lobbies privés ou de gouvernements nationaux.
Par ailleurs, une Institution supranationale, expression d’une « communauté des nations », ne pourra exister longtemps si, au plan des cultures, des ressources matérielles et immatérielles, des conditions historiques et géographiques, les diversités des pays ne seront pas reconnues ou pleinement respectées. L’absence d’un consensus convaincu, alimenté par une communion morale permanente de la communauté mondiale, affaiblirait l’efficacité de l’Autorité correspondante.
Ce qui est valable au niveau national l’est aussi au niveau mondial. La personne n’est pas faite pour servir l’Autorité sans condition, cette dernière ayant pour tâche de se mettre à son service, en cohérence avec la valeur prééminente de la dignité de l’homme. De même, les gouvernements ne doivent pas servir l’Autorité mondiale inconditionnellement. C’est plutôt celle-ci qui doit se placer au service des différents pays membres, selon le principe de subsidiarité, en créant, entre autres, les conditions socio-économiques, politiques et juridiques indispensables aussi à l’existence de marchés efficients et efficaces, parce que super-protégés par des politiques nationales paternalistes, et parce que n’étant pas affaiblis par les déficits systématiques des finances publiques et des produits nationaux qui, en fait, empêchent les marchés eux-mêmes d’opérer dans un contexte mondial en tant qu’institutions ouvertes et concurrentielles.
Dans la tradition du Magistère de l’Eglise, reprise avec force par Benoît XVI [7], le principe de subsidiarité doit régler les relations entre l’Etat et les communautés locales, entre les institutions publiques et les institutions privées, y compris celles monétaires et financières. Ainsi, à un niveau ultérieur, il doit régir les relations entre une future Autorité publique mondiale et les institutions régionales et nationales. Un tel principe garantit la légitimité démocratique mais aussi l’efficacité des décisions de ceux qui sont appelés à les prendre. Il permet de respecter la liberté des personnes, individuellement et dans les communautés, et, en même temps, de les responsabiliser quant aux objectifs et aux devoirs qui sont les leurs.
Selon la logique de la subsidiarité, l’Autorité supérieure offre son subsidium, c’est-à-dire son aide, lorsque la personne et les acteurs sociaux et financiers sont intrinsèquement inadéquats ou ne parviennent pas à réaliser eux-mêmes ce qui leur est demandé [8]. C’est grâce au principe de solidarité que se construit un rapport durable et fécond entre la société civile planétaire et une Autorité publique mondiale, lorsque les Etats, les corps intermédiaires, les différentes institutions – y compris celles économiques et financières – et les citoyens prennent leurs décisions dans la perspective du bien commun mondial, qui transcende le bien national.
On lit dans Caritas in veritate : “la gouvernance de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux” [9]. C’est ainsi seulement que l’on peut éviter le danger de l’isolement bureaucratique de l’Autorité centrale, qui risquerait d’être délégitimée par un trop grand détachement des réalités sur lesquelles elle est basée, et pourrait aisément céder aux tentations paternalistes, technocratiques ou hégémoniques.
Il reste toutefois un long chemin à parcourir avant d’arriver à la constitution d’une telle Autorité publique à compétence universelle. La logique voudrait que le processus de réforme se développe en ayant comme référence l’Organisation des Nations Unies, en raison de la dimension mondiale de ses responsabilités, de sa capacité de réunir les nations de la terre, et de la diversité de ses tâches et de celles de ses Agences spécialisées. Le fruit de ces réformes devrait être une plus grande capacité dans l’adoption des politiques et des choix contraignants parce qu’orientés vers la réalisation du bien commun au niveau local, régional et mondial. Parmi les politiques paraissant les plus urgentes, on trouve celles relatives à la justice sociale mondiale : des politiques financières et monétaires qui ne nuisent pas aux pays les plus faibles [10] ; des politiques désireuses de réaliser des marchés libres et stables et une juste distribution de la richesse mondiale, grâce aussi à des formes inédites de solidarité fiscale mondiale, dont il sera parlé plus avant.
Dans le parcours pour constituer une Autorité politique mondiale, il est impossible de séparer les questions de la governance (c’est-à-dire d’un système de simple coordination horizontale sans une Autorité super partes) d’avec celles d’un shared government (c’est-à-dire d’un système qui, en plus de la coordination horizontale, instaure une Autorité super partes) fonctionnel et proportionnel au développement progressif d’une société politique mondiale. La constitution d’une Autorité politique mondiale ne peut être réalisée si le multilatéralisme n’est pas d’abord pratiqué, non seulement au niveau diplomatique, mais aussi et surtout dans le cadre des programmes pour le développement durable et pour la paix. On ne peut parvenir à l’instauration d’un Gouvernement mondial si ce n’est en donnant une expression politique à des interdépendances et des coopérations préexistantes.

4. Vers une réforme du système financier et monétaire international apte à satisfaire les exigences de tous les peuples


En matière économique et financière, les difficultés plus importantes proviennent de l’absence d’un ensemble efficace de structures capable de garantir, en plus d’un système de governance, un système de government de l’économie et de la finance internationale.
Que dire sur cette perspective ? Quelles initiatives entreprendre concrètement ?
A propos de l’actuel système économique et financier mondial, deux facteurs déterminants doivent être mis en évidence : le premier est la diminution progressive de l’efficacité des institutions de Bretton Woods, à partir du début des années 70. En particulier, le Fonds Monétaire International a perdu un caractère qui est essentiel pour la stabilité de la finance mondiale : celui de réguler la création globale de monnaie et de veiller sur le montant du risque de crédit que le système assume. En définitive, on ne dispose plus de ce “bien public universel” qu’est la stabilité du système monétaire mondial.
Le second facteur est la nécessité d’un corpus minimum, partagé, de règles nécessaires à la gestion du marché financier mondial, dont la croissance est celle de l’économie “réelle” du fait qu’il s’est développé rapidement en raison, d’une part, de l’abrogation généralisée des contrôles sur les mouvements de capitaux et de la tendance à la déréglementation des activités bancaires et financières, et d’autre part, des progrès de la technique financière, favorisés par les instruments informatiques.
Sur le plan structurel, dans la dernière partie du siècle dernier, la monnaie et les activités financières au niveau mondial se sont développées bien plus rapidement que la production de biens et de services. Dans un tel contexte, la qualité du crédit a tendu à diminuer jusqu’à exposer les instituts à un risque plus grand que celui pouvant être raisonnablement supporté. Il suffit de considérer le sort connu par les petits et les grands instituts de crédit dans le contexte des crises qui se sont manifestées dans les années 80 et 90 du siècle dernier, et enfin dans la crise de 2008.
Toujours dans la dernière partie du XXème siècle, on a vu se développer la tendance à définir les orientations stratégiques de la politique économique et financière dans le cadre de clubs et de groupes plus ou moins grands de pays plus développés. Sans nier les aspects positifs de cette approche, on ne peut pas ne pas remarquer qu’elle ne semble pas respecter en plein le principe représentatif, en particulier des pays moins développés ou émergents.
La nécessité de tenir compte de la voix d’un plus grand nombre de pays a, par exemple, conduit à l’élargissement des groupes en question, en passant ainsi du G7 au G20. Une évolution positive, du fait qu’elle a permis d’impliquer dans les orientations à l’économie et à la finance mondiale la responsabilité de pays à plus forte population, ceux en voie de développement et ceux émergents.
Dans le cadre du G20, il est donc possible de mûrir des directions concrètes qui, si elles sont élaborées de façon opportune dans les lieux techniques appropriés, peuvent orienter les organes compétents au niveau national et régional vers le consolidement des institutions existantes et vers la création de nouvelles institutions, avec des instruments appropriés et efficaces au niveau international.
Dans la Déclaration finale de Pittsburgh de 2009, les leaders mêmes du G20 ont affirmé que “la crise économique témoigne de l’importance de mettre sur pied une nouvelle ère de l’économie mondiale fondée sur la responsabilité”. En plus des mesures de type technique et à court terme, pour affronter la crise et ouvrir une nouvelle ère “de la responsabilité”, les leaders avancent la proposition d’une “réforme de l’architecture mondiale pour faire face aux exigences du XXIème siècle” ; et donc celle d’un “cadre qui permette de définir les politiques et les mesures communes pour engendrer un développement mondial solide, durable et équilibré” [11].
Un processus de réflexion approfondie et de réformes doit donc être entamé, en parcourant des voies créatives et réalistes tendant à mettre en valeur les aspects positifs des forums qui existent déjà.
Une attention spécifique devrait être réservée à la réforme du système monétaire international, et plus particulièrement à l’engagement de créer une forme de contrôle monétaire mondial quel qu’il soit, par ailleurs déjà implicite dans les Statuts du Fonds Monétaire International. Il est clair que cela équivaut, dans une certaine mesure, à mettre en discussion le système des changes existants afin de trouver les modes efficaces de coordination et de supervision. C’est un processus qui doit aussi impliquer les pays émergents et en voie de développement, dans la définition des étapes d’une adaptation graduelle des instruments existants.
On voit, sur le fond, se dessiner en perspective l’exigence d’un organisme assurant les fonctions d’une sorte de “Banque centrale mondiale” règlementant le flux et le système des échanges monétaires, à la manière des Banques centrales nationales. Il faut redécouvrir la logique de fond, de paix, de coordination et de perspective commune, qui avaient conduit aux Accords de BrettonWoods, afin de fournir des réponses adéquates aux questions actuelles. Au niveau régional, un tel processus pourrait être mis en œuvre avec la valorisation des institutions existantes, comme par exemple la Banque Centrale Européenne. Toutefois, cela nécessiterait une réflexion au plan économique et financier, mais aussi et avant tout au plan politique, dans le but de constituer des institutions publiques correspondantes qui garantissent l’unité et la cohérence des décisions communes.
Ces mesures devraient être conçues comme étant des premiers pas dans la perspective d’une Autorité publique à compétence universelle ; comme une première étape dans un effort plus prolongé de la communauté mondiale pour orienter ses institutions vers la réalisation du bien commun. D’autres étapes devront suivre, en tenant compte de ce que les dynamiques que nous connaissons peuvent s’accentuer, mais aussi être accompagnées de changements qu’il serait vain de prévoir aujourd’hui.
Dans un tel processus, il est nécessaire de retrouver la primauté du spirituel et de l’éthique et, en même temps, de la politique – responsable du bien commun – sur l’économie et la finance. Celles-ci doivent, au vu de leurs responsabilités évidentes envers la société, être ramenées dans les limites de leur vocation et de leur fonction réelles, y compris celle sociale, afin de donner vie à des marchés et des institutions financières qui soient véritablement au service de la personne, c’est-à-dire capables de répondre aux exigences du bien commun et de la fraternité universelle, en transcendant toutes les formes de stagnation économique et de mercantilisme performatif.
Aussi, sur la base d’une telle approche de type éthique, il apparaît opportun de réfléchir, par exemple :
- sur des mesures de taxation des transactions financières, avec l’application de taux justes d’impôt, avec des charges proportionnées à la complexité des opérations, surtout de celles réalisées dans le marché “secondaire”. Une telle taxation serait très utile pour promouvoir le développement mondial et durable selon les principes de justice sociale et de solidarité, et elle pourrait contribuer à la constitution d’une réserve mondiale destinée à soutenir les économies des pays touchés par la crise, ainsi que la restauration de leur système monétaire et financier ;
- sur des formes de recapitalisation des banques avec aussi des fonds publics, en mettant comme condition à ce soutien un comportement “vertueux” et finalisé à développer l’économie “réelle” ;
- sur la définition du cadre de l’activité de crédit ordinaire et d’Investment Banking. Une telle distinction permettrait d’instaurer une discipline plus efficace des “marchés-ombre” privés de tout contrôle et de toute limite.

Un réalisme sain demanderait le temps nécessaire pour construire d’amples consensus, mais le bien commun universel est toujours présent à l’horizon, avec ses exigences inéluctables. Aussi est-il souhaitable que tous ceux qui, dans les universités et les différents instituts, sont appelés à former les classes dirigeantes de demain se consacrent à les préparer à leurs responsabilités, qui sont celles de discerner et de servir le bien public mondial, dans un monde en constante mutation. Il est nécessaire de combler le fossé entre la formation éthique et la préparation technique, en soulignant particulièrement la synergie inévitable qui existe entre le plan de la praxis et celui de la poièsis.
Un effort identique est demandé à tous ceux qui sont aptes à éclairer l’opinion publique mondiale, afin de l’aider à affronter ce monde nouveau, non plus dans l’angoisse, mais dans l’espérance et la solidarité.

Conclusions


Avec les incertitudes actuelles, dans une société capable de mobiliser des moyens importants, mais où la réflexion au plan culturel et moral reste inadéquate quant à leur utilisation pour réaliser des objectifs appropriés, nous sommes invités à ne pas renoncer, et surtout à construire un avenir de sens pour les générations futures. Il ne faut pas avoir peur de proposer des nouveautés, même si elles peuvent déstabiliser les équilibres de forces préexistantes qui dominent sur les plus faibles. Elles sont la graine qui, mise en terre, germera et ne tardera pas à porter ses fruits.
Comme Benoît XVI a exhorté, il est indispensable de trouver des agents à tous les niveaux – social, politique, économique, professionnel – mus par le courage de servir et de promouvoir le bien commun grâce à une bonne vie [12]. Eux seuls réussiront à vivre et à voir au-delà des apparences, en percevant le fossé qui existe entre ce qui est réel et qui existe déjà, et ce qui est possible mais jamais expérimenté.
Paul VI a souligné la force révolutionnaire de l’ “imagination prospective”, capable de percevoir dans le présent les possibilités qui y sont inscrites, et d’orienter les hommes vers un avenir nouveau [13]. En libérant son imagination, l’homme libère son existence. Il est possible, grâce à un engagement d’imagination communautaire, de transformer non seulement les institutions, mais aussi les styles de vie, et de susciter un avenir meilleur pour tous les peuples.
Dans le temps, les Etats modernes sont devenus des ensembles structurés, concentrant leur souveraineté dans les limites de leur territoire. Mais les conditions sociales, culturelles et politiques se sont transformées progressivement. Leur indépendance s’est accrue – de sorte qu’il est devenu naturel de penser à une communauté internationale intégrée et toujours plus dirigée par un système partagé – mais une forme corrompue de nationalisme est restée, suivant lequel l’Etat estime pouvoir, de façon autarchique, réaliser le bien de ses concitoyens.
Aujourd’hui, tout cela semble surréel et anachronique. Aujourd’hui, toutes les petites ou grandes nations, de même que leurs gouvernements, sont appelées à dépasser cette “situation de nature” qui voit les Etats luttant entre eux en permanence. Malgré certains de ses aspects négatifs, la mondialisation réunit davantage les peuples, les incitant à s’orienter vers un nouvel “état de droit” au niveau supranational, situation étayée par une collaboration plus intense et plus féconde. Suivant une dynamique analogue à celle qui, dans le passé, a mis fin à la lutte “anarchique” entre les clans et les royaumes rivaux, en vue de la constitution d’Etats nationaux, l’humanité doit aujourd’hui s’engager dans la transition entre une situation de luttes archaïques entre les entités nationales et un nouveau modèle de société internationale plus unie, polyarchique, respectueuse de l’identité de chaque peuple, dans le cadre de la richesse variée d’une unique humanité. Un tel passage, qui a d’ailleurs déjà timidement commencé, assurerait aux citoyens de tous les pays – quelles qu’en soient la dimension ou la puissance – la paix et la sécurité, le développement, des marchés libres, stables et transparents. Selon Jean-Paul II, “De même qu’à l’intérieur des Etats ... le système de la vengeance privée et des représailles a été remplacé par l’autorité de la loi, de même il est maintenant urgent qu’un semblable progrès soit réalisé dans la communauté internationale” [14].
Le temps est venu de concevoir des institutions ayant une compétence universelle lorsque des biens vitaux et partagés de toute la famille humaine sont en jeu, des biens que les Etats individuellement sont incapables de promouvoir et de protéger par eux-mêmes.
Il existe donc les conditions pour dépasser un ordre international “westphalien”, dans lequel les Etats ressentent l’exigence de la coopération mais sans saisir l’occasion d’intégrer les souverainetés respectives pour le bien commun des peuples.
Il revient aux générations actuelles de reconnaître et d’accepter en toute conscience cette nouvelle dynamique mondiale vers la réalisation d’un bien commun universel. Certes, cette transformation
s’effectuera au prix d’un transfert, graduel et équilibré, d’une partie des attributions nationales à une Autorité mondiale et aux Autorités régionales, ce qui s’avère nécessaire à un moment où le dynamisme de la société humaine et de l’économie, ainsi que le progrès de la technologie, transcendent les frontières qui se trouvent en fait déjà érodées dans l’univers mondialisé.
La conception d’une nouvelle société et la construction de nouvelles institutions ayant une vocation et une compétence universelles sont une prérogative et un devoir pour tous, sans aucune distinction. C’est le bien commun et l’avenir même de l’humanité qui sont en jeu.
Dans ce contexte, chaque chrétien est spécialement appelé par l’Esprit à s’engager, avec décision et générosité, afin que les nombreuses dynamiques à l’oeuvre s’orientent vers des perspectives de fraternité et de bien commun. D’immenses chantiers d’activité s’ouvrent pour le développement intégral des peuples et de chaque personne. Comme l’affirment les Pères du Concile Vatican II, il s’agit d’une mission à la fois sociale et spirituelle, qui “a ... beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où (elle) peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine” [15].
Dans un monde en voie de mondialisation rapide, la référence à une Autorité mondiale devient le seul horizon qui soit compatible avec les nouvelles réalités de notre époque et avec les besoins de l’espèce humaine. Toutefois, il ne faut pas oublier que, du fait de la nature blessée des hommes, cela ne se fait pas sans angoisses ni sans souffrances.
Dans le récit de la Tour de Babel (Gn 11,1-9), la Bible lance un avertissement sur la façon dont la “diversité” des peuples peut se transformer en un véhicule d’égoïsme et un instrument de division. Dans l’humanité, le risque existe bien que les peuples finissent par ne plus se comprendre et que les diversités culturelles provoquent des oppositions inguérissables. Le mythe de la Tour de Babel nous prévient aussi qu’il faut bien se garder d’une “unité” de façade seulement, qui est toujours le siège d’égoïsmes et de divisions du fait que les bases de la société sont instables. Dans les deux cas, Babel est l’image de ce que les peuples et les individus peuvent devenir lorsqu’ils ne reconnaissent pas leur dignité transcendante intrinsèque et leur fraternité.
L’esprit de Babel est l’antithèse de l’Esprit de Pentecôte (Ac 2, 1-12), du dessein de Dieu pour toute l’humanité, c’est-à-dire de l’unité dans la vérité. Seul un esprit de concorde, qui surmonte les divisions et les conflits, permettra à l’humanité d’être véritablement une seule famille, jusqu’à concevoir un monde nouveau avec la constitution d’une Autorité publique mondiale, au service du bien commun. »

[1Copie du document :

[2JEAN XXIII, Lettre encyclique Pacem in terris, 71-74.

[3Cf. BENOIT XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 67.

[4Ib.

[5Ib.

[6Ib.

[7Cf. ib., 57, 67.

[8Ib.,57.

[9Ib.

[10Cf. CONCILE VATICAN II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, 70.

[11Cf. Leaders’ Statement, The Pittsburgh Summit, September 24-25, 2009 ; cf. Annex, par. 1 ; G-20 Framework for Strong, Sustainable, and Balanced Growth, § 1 ; Leaders’ Statement, nos 18, 13.

[12BENOIT XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate, 71.

[13Cf. PAUL VI, Lettre apostolique Octogesima adveniens, 37.

[14JEAN-PAUL II, Lettre encyclique Centesimus annus, 52.

[15CONCILE VATICAN II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps, Gaudium et spes, 39.

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