« CHAPITRE V
LETTRE ADRESSÉE A MONSIEUR LE MARÉCHAL PÉTAIN
J’ai eu, au cours du mois d’août 1941, plusieurs fois l’honneur d’être reçu par le maréchal Pétain. La première fois, je lui fis hommage des leçons sur le Fédéralisme professées par moi et Charles-Brun, en septembre 1939, au Collège des Sciences Sociales, et lui demandai de préciser devant lui ma pensée. Aussi, quelque temps après, je lui remis la lettre suivante : MONSIEUR LE MARÉCHAL, Lorsque vous m’avez fait l’honneur de me recevoir récemment à Vichy, vous avez bien voulu me permettre de vous faire l’hommage du livre Le Principe Fédératif, que j’ai récemment publié chez Alcan. Ce livre contient une série de leçons professées, au cours de la guerre, durant le mois de décembre 1939, au Collège des Sciences sociales dont je suis, depuis plusieurs années, le Président : quelques-unes le furent par un de nos plus anciens membres, Charles-Brun, d’autres, portant les titres suivants, par moi-même : L’exemple de la Confédération Helvétique [12] ; Impéralisme ou Fédéralisme [13] ; L’Europe occidentale et méditerranéenne [14] ; Nécessité d’un Fédérateur [15]. La première leçon de Charles-Brun débutait ainsi : “… Je tiens à dire que, si je partage avec Jean Hennessy le péril de cette tentative, je veux lui en laisser tout l’honneur. “C’est lui, en effet, qui m’a tiré de la retraite où se confinait un vieil homme, toujours confiant dans le fédéralisme, mais un peu découragé de proclamer, sans qu’on l’entendît, ce qu’il croit être la vérité. “Jean Hennessy m’a rendu, je ne dirai pas la foi, mais le courage d’exposer en public, de nouveau, une doctrine qu’en effet, il le rappelait tout à l’heure, j’ai déjà exposée dans cette chaire, il y a vingt et un ans. “La foi, la mystique, c’est ce qui fait la beauté du fédéralisme.” A ma grande satisfaction, vous avez bien voulu, Monsieur le Maréchal, me promettre de prêter attention à ce livre. Je me permets, pour compléter ma pensée, de vous adresser la note suivante que j’ai rédigée à la suite de l’encouragement ainsi témoigné. L’évolution des temps présents démontre la nécessité de mettre en œuvre deux idées maîtresses auxquelles, au cours de mon existence, j’ai consacré de longs efforts. Elles sont comme jumelées et procèdent de données économiques et politiques dont les causes sont assez identiques : le Régionalisme et le Fédéralisme. La première s’applique au problème intérieur : c’est le Régionalisme. Dès 1910, après une active campagne dans les Charentes et le Poitou, puis dans toute la France, sur « la profession représentée dans la région organisée », j’ai proposé à la Chambre des Députés une loi divisant la France par régions et je fus chargé, par la Commission d’administration générale de cette Assemblée, de la rapporter. Je n’ai pas eu la satisfaction de réussir alors, mais j’ai éprouvé, récemment, celle de constater que, dès votre avènement au pouvoir, vous avez, de plano, imposé le régionalisme et de voir votre gouvernement passer sans désemparer à sa réalisation. La seconde, c’est le Fédéralisme. Plus que la première encore, elle mérite d’être réalisée : je me permets d’en développer ci-après la raison essentielle. La Grande Guerre de 1914-1918 à laquelle tant d’entre nous ont participé, la guerre présente, nous imposent d’adopter les sages préceptes déjà appliqués en certaines parties du globe ou préconisés par des penseurs de haute valeur. Le choc de ces deux guerres consécutives a provoqué des réactions déterminantes. Les temps sont révolus pour nous comme pour d’autres peuples de notre fraction du monde : tout converge vers le Fédéralisme. Nous allons être surpris de sa brutale réalisation. Il suffit d’une force déterminante pour qu’il devienne, dans notre vieux monde, une réalité. Point n’est besoin de souligner que les hommes civilisés de notre époque, usant de la fréquence et de la rapidité des moyens de transport, ont vaincu les obstacles de distance et de pesanteur, ce qui bouleverse toutes les conditions de leurs rapports économiques et des formes de leurs combats. Les armements mis à la disposition des belligérants sont tels que la guerre ne se fait plus uniquement comme jadis sur le plan horizontal mais, usant aussi dans toute l’étendue du globe du vertical, elle atteint la hauteur des cieux et pénètre dans la profondeur des mers. C’est pourquoi les guerres qui désolent et désoleront l’humanité doivent fatalement, soumises à des conditions économiques nouvelles, augmenter en amplitude, en durée et en fréquence. Comme Proudhon le démontre très bien : après la révolution des idées doit arriver celle des intérêts. Les rapports humains, de toute nature, en sont totalement troublés. Conséquemment, les vieux procédés de l’ancienne diplomatie, avec ses traditions presque immuables, risquent, malgré l’habileté de ceux qui les emploient, de perdre leur efficacité. Certes, après la guerre de 1914-1918, une tentative fut faite afin d’instituer, par la formation d’une Société des Nations, une paix durable, mais elle se perdit, malgré la bonne volonté de ses promoteurs et de ses adeptes, dans le désir, impossible à réaliser, d’une universalité qui tentait de maintenir tous les États en dehors des conflits par une force internationale dont nul ne put, ni définir l’objet, ni constituer le commandement. Il faut tendre à une organisation nouvelle : une seule s’offre à nous, c’est l’extension constante du principe fédératif. Au cours des leçons que j’ai professées au Collège des Sciences sociales, prenant des exemples historiques et appuyant ces théories, exposées par moi sur les faits du passé, j’ai pu démontrer, d’une part que, si la proximité facilite la formation d’union fédérale, elle n’en est pas une condition indispensable et, de l’autre, que la possession d’États assujettis ou coloniaux ne faisait pas obstacle à la fédération des États souverains ou des métropoles. Déjà, pour écarter les guerres qui pouvaient naître entre ceux des habitants qui vivent sur leur territoire, nombre d’États métropolitains, dans diverses parties du monde, ont adopté la solution fédérale. Une grande partie du monde – cela ne devrait pas être une révélation pour ceux qui habitent la partie superficiellement assez petite et en fait assez peu peuplée de la fraction du globe située à l’extrémité du continent Eurasien et non loin de la Méditerranée – a, en constituant les rapports des groupements humains où ils vivent, recherché par la souple formation du fédéralisme la fin de leur conflit à leurs divisions possibles susceptibles d’engendrer des guerres. Est-il besoin de citer les États du Nouveau Monde peuplés de colons venus de l’Ancien et d’autochtones qui se sont fédérés, de faire revivre l’histoire de Jefferson, tout imprégné des idées philosophiques du XVIIIe siècle français, qui, sous l’impulsion du général Washington, élabora avec une sage lenteur la Constitution des États-Unis de l’Amérique du Nord ? de citer l’exemple des États-Unis du Brésil, affranchis de la tutelle des Souverains du Portugal et dont un de leurs membres, Don Pedro, fut proclamé empereur d’un État fédéral en 1822 ? Est-il aussi besoin d’évoquer la figure de Rosas qui, dès le milieu du XIXe siècle, institua, après maints tâtonnements, les États-Unis du Rio de la Plata, et celle du général Vittoria qui, lorsque le Mexique se fut affranchi de l’Espagne, fonda vers la même époque, et au milieu de troubles et de pronunciamientos, l’État fédéral mexicain ? N’avons-nous pas raison de considérer comme une Fédération le grand État slave, la Russie, qui dépasse en grandeur tout autre État du monde et qui, avec ses sept États et son gouvernement militaire, s’étend de la Vistule au Pacifique ? Devons-nous méconnaître l’Empire chinois, le plus peuplé du monde, qui, avec ses vingt-deux provinces, respectueux des usages traditionnels, voit tour à tour, au cours des âges et au gré de diverses vicissitudes, sa capitale se déplacer ? Devons-nous ignorer qu’aux deux extrémités de l’immense continent Eurasien, les habitants des territoires occupant le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et des territoires au delà des mers et l’Empire du Japon n’ont, ni l’un ni l’autre, mésestimé l’avantage de paix commune que ceux qui les habitent pouvaient tirer de l’application sur des terres dispersées du principe fédératif ? A ces exemples de vastes fédérations en partie extra-européennes, il convient d’ajouter, pour le reprendre constamment, l’exemple déjà ancien de la Confédération Helvétique au centre de notre continent qui, encerclée par d’autres États, s’est lentement et laborieusement constituée et a maintenu, au prix de grandes difficultés, le principe fédératif. Avec quel soin et quelle volonté, à tout moment, dans chaque canton, a été sauvegardé le précieux bien commun de la Constitution fédérale. La gloire de la Suisse de conserver sa conception fédérale et sa neutralité est plus grande que toutes les gloires guerrières. Je le dis parce que je l’ai vu constamment, constamment senti, comme ont pu l’observer tous ceux qui ont représenté des puissances temporelles ou spirituelles dans la Confédération : au moindre signe contre le fédéralisme, c’est une force générale collective qui s’élève du fond même du peuple. Etant à Berne le collègue, lorsque je représentais la France et lui la Papauté, de Mgr Maglione, qui depuis fut nonce à Paris, puis cardinal sous-secrétaire d’État auprès du Saint-Siège, j’ai eu souvent l’occasion de lui exprimer cette idée. Lorsque, après notre défaite, j’ai songé à la nécessité de poursuivre la vente, par la librairie Alcan, du volume qui contenait mes leçons sur le principe fédératif, j’ai dû en demander aux autorités occupantes l’autorisation. Celles-ci, en l’accordant, sans soulever d’objections fondamentales, ont témoigné du plus large esprit de compréhension : la vente du livre, en zone occupée comme en zone libre, continua sans désemparer. J’ai donc le droit de prendre acte que les autorités allemandes ne sont, en aucune manière, hostiles au principe fédératif et même prêtes à le favoriser. Combien cette idée apparaît supérieure à celle prônée par certains sur la collaboration. Le rapprochement du peuple allemand et du peuple français, qui ont constamment combattu l’un contre l’autre, témoignant de leur valeur réciproque, ne peut, si on le veut durable et de nature à éviter, dans notre partie de l’humanité, une succession de guerres futures, résulter que d’une fédération à l’extrémité occidentale du continent Eurasien et Nord-Africain. Une collaboration entre deux États seuls est une idée étroite, sans envergure, sans portée pratique de durée et de valeur constructive. Plus les hommes s’élèvent dans la conduite des guerres et des peuples, plus l’idée du Fédéralisme leur apparaît supérieure à une entente qui se bornerait à rapprocher deux peuples à l’exclusion des autres, à une solution qui se limiterait à réduire leur accord à une collaboration forcément limitée dans le temps et les moyens. Je ne doute pas que les meilleurs hommes de guerre, ceux qui en mesurent chaque jour les difficultés croissantes, ne deviennent les partisans les plus acharnés d’une organisation fédérale. La présente guerre dure à peine depuis deux ans et déjà il apparaît que si ceux qui demeurent pêle-mêle sur l’extrémité occidentale du territoire Eurasien et du nord de l’Afrique ne cèdent pas pour se fédérer, soit à la pression exercée sur eux par les habitants du centre et de l’extrémité orientale du continent Eurasien, soit à l’appui que peuvent leur apporter les États fédérés du continent américain, ils ne pourront établir entre eux une paix durable. La question m’apparaissait très claire, depuis longtemps, et déjà en 1916 j’écrivais : La révolution économique est en marche, non seulement dans quelques pays, mais dans le monde entier. C’est elle qui, pénétrant le monde slave et le monde chinois, va réveiller les énergies des races qui furent toujours productrices d’hommes et qui, cessant d’être contenues dans leurs civilisations, vont à nouveau refluer vers les peuples de l’Europe occidentale, PEUT-ÊTRE FAIRE CESSER LEURS LUTTES ET PRÉPARER LEUR ENTENTE. (Régions de France, 1916.) Moins encore qu’autrefois, nous de devons méconnaître la poussée que le monde chinois exerce sur le monde slave qui presse trop fortement sur nous. Celui-ci, certes, est nourri de pensées démocratiques, mais elles s’inspirent surtout de la vie des plaines et des steppes. Un pays essentiellement démocratique, la Suisse, a déjà souligné l’antithèse qu’elle forme avec lui. L’heure ne semble pas venue pour nous de fédérer les territoires asiatiques, à mentalité spéciale. N’oublions pas que c’est un membre de la Confédération Helvétique, le conseiller fédéral Motta qui, avec l’approbation de l’immense majorité de ce peuple, vivant dans une fédération essentiellement démocratique et pacifique prononça, en pleine Société des Nations, les paroles suivantes : Le communisme est dans chaque domaine, religieux, moral, social, politique et économique, la négation la plus radicale de toutes les idées qui sont notre substance et dont nous vivons. Le communisme tue la famille, il abolit l’initiative individuelle et il organise le travail en des formes qu’il est difficile de distinguer du travail forcé. Le communisme russe aspire à s’implanter partout. Son but est la révolution mondiale. Sa nature, ses aspirations, sa poussée le mènent à la propagande extérieure. Sa loi vitale est l’expansion qui déborde les frontières politiques. Si le communisme y renonce, il se renie lui-même ; s’il y demeure fidèle, il devient l’ennemi de tous car il nous menace tous… Il s’agit là de vérités incontestées et inconstestables… Aujourd’hui le sentiment commun de tous les Suisses qui se tiennent sur le terrain patriotique et national est que la Société des Nations tente une entreprise risquée. Elle ne craint pas de marier l’eau et le feu. Mais les dés sont jetés, alea jacta est ; nous préférons jouer le rôle de celui qui avertit et met en garde. J’ai terminé. J’ai essayé de faire entendre la voix de l’immense majorité des Suisses. Aucune intention chez nous de faire la leçon aux autres. J’ai tenu à parler librement. Si je ne l’avais pas fait, j’aurais été infidèle à la consigne qui est la mienne. Que l’ensemble des États, dont je viens de définir la situation géographique, puisse tirer des avantages de l’application du principe fédératif, cela n’est pas douteux, mais quel doit être, dans cette organisation, le rôle de la France et quel est son intérêt ? Ne l’oublions pas, Monsieur le Maréchal, Proudhon qui, par certaines de ses idées, peut parfois déplaire, doit satisfaire la totalité des Français par sa foi dans le fédéralisme. Il me faut citer encore, dans cette brève note, les paroles prononcées par lui : Quel que soit le pouvoir chargé des destinées de la France, j’ose le dire, il n’y a plus pour lui d’autre politique à suivre, pas d’autre voie de salut, pas d’autre idée. Qu’il donne le signal des fédérations européennes, qu’il s’en fasse l’allié, le chef et le modèle et sa gloire sera d’autant plus grande qu’elle couronnera toutes les gloires. Vous l’avez admirablement compris, Monsieur le Maréchal, la France doit donner le signal du fédéralisme ; ce geste, c’est sa défaite momentanée, immédiatement oubliée, c’est la France se souvenant de son influence traditionnelle, reprenant son rôle de grande directrice des peuples. C’est, Monsieur le Maréchal, sous votre impulsive direction, l’heure de la rénovation tant désirée par une génération ardente que la défaite n’a pas effleuré. C’est, en quelques instants, tout un passé d’incertitude et d’erreurs qui pèse sur les générations nouvelles effacé, c’est la France offrant à tous les forces matérielles et spirituelles, un avenir meilleur pour l’humanité, un avenir où les hommes n’inventent plus pour attenter chaque jour davantage à leur vie ; c’est la France préconisant le progrès humain pour la seule défense de l’humanité, c’est le rêve contenu dans toute son histoire et réalisé par la succession harmonieuse de toutes ses forces économiques, morales et intellectuelles. J’ai lu récemment, Monsieur le Maréchal, les paroles sages, réfléchies et mesurées, que vous avez prononcées devant le monde, dans votre message du 12 août 1941, où vous avez, vous, le courageux défenseur de Verdun, tracé les conditions dans lesquelles la France peut signer, malgré notre défaite trop prompte pour être réelle, une paix équitable et dont les effets pourront se perpétuer dans l’avenir. La France entière, le monde entier, vous écoute et vous félicite. Vous vous exprimiez ainsi : Sachons surmonter le lourd héritage de méfiance légué par des siècles de dissensions et de querelles pour nous orienter vers les larges perspectives que peut ouvrir, à notre activité, un continent réconcilié. C’est le seul but vers lequel nous nous dirigeons. Mais c’est une œuvre immense qui exige, de notre part, autant de volonté que de patience. D’autres tâches absorbent le gouvernement allemand, des tâches gigantesques où se développe à l’Est la défense d’une civilisation et qui peuvent changer la face du monde. Et plus loin : Je voudrais enfin rappeler, à la grande République américaine, les raisons qu’elle a de ne pas craindre le déclin de l’idéal français. … … Qu’elle fasse un effort pour comprendre la qualité de notre âme et le dessein d’une nation dont le territoire fut, au cours de l’histoire, périodiquement ravagé, la jeunesse décimée, le bonheur troublé par la fragilité d’une Europe à la construction de laquelle elle entend aujourd’hui participer.
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J’ai été très heureux de lire quelques mois après la remise de cette lettre au Maréchal, les deux phrases suivantes parues dans deux de ses messages : Dans la première il a dit : Puissance européenne, la France connaît ses devoirs envers l’Europe. L’autre se lit ainsi : Puissance civilisatrice, elle a conservé dans le monde, malgré sa défaite, une position spirituelle privilégiée. » Jean Hennessy
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