« Car le fascisme avait, à son programme, la réalisation de l’Union européenne »
« Pour eux [les fédéralistes], une seule issue : une véritable représentation nationale émanant de la société organisée dans ses communautés : communes, Églises, professions, syndicats, écoles, familles, etc. Alors seulement le corps social sera en mesure d’influencer de manière organique et constante les décisions d’un État enfin soustrait à l’influence des factions et des féodalités de toute nature. En réalité, on reconnaît là le “pays réel” de Maurras et le corporatisme traditionnel. Aussi n’est-il pas surprenant que certains cercles fédéralistes aient leur origine dans l’Action française et à leur tête des hommes qui ont participé aux ligues fascistes d’avant guerre ou les ont subventionnées. (…). Mais pour comprendre certaines motions, certains discours ou certaines réactions, il sera toujours utile de se souvenir que certains chefs de l’Union européenne des fédéralistes ont également pour objectif de remplacer la représentation parlementaire du suffrage universel par une représentation basée sur les fonctions sociales. » Olivier Philip [1]
À travers le Pacte Synarchique, Le Canard républicain a déjà eu l’occasion de constater que l’Union européenne faisait partie des vastes buts de la Synarchie en mettant notamment au cœur de son projet le fédéralisme.
En 1950, Olivier Philip avait soutenu à l’Université de Paris une thèse intitulée « Le problème de l’Union européenne » [2]. Celle-ci avait été publiée par les Éditions de la Baconnière avec une préface de Denis de Rougemont, membre de l’Union européenne des fédéralistes [3].
Chantre de l’Union européenne et considérant comme « une nécessité absolue » l’unification économique de l’Europe, l’auteur, né à New York le 31 août 1925, se présentait comme « docteur en droit » et « ancien élève de l’École nationale d’administration », mais il était surtout l’un des fils d’André Philip auquel il avait dédicacé son livre. Ce dernier était le « délégué général du Mouvement européen » et présidait le « Mouvement socialiste pour les États-Unis d’Europe » depuis septembre 1949 [4]. Ancien « lauréat pour une bourse de la Fondation Rockefeller » [5], en tant que Commissaire à l’Intérieur, il avait envoyé en mission Emile Laffon dit Lachaux qui avait soumis au Conseil national de la Résistance cet étrange texte daté du 12 juillet 1943 et rejeté par le C.N.R. évoquant « une communauté d’États supérieure » et « Une ligue universelle » [6].
Tout comme Drieu la Rochelle, ainsi que les deux synarques Jean Coutrot et Raoul Dautry [7], Denis de Rougemont avait apporté sa contribution à la revue Nouveaux Cahiers fondée en 1937 par Jacques Barnaud, directeur général de la Banque Worms, futur délégué général aux relations économiques franco-allemandes sous Vichy et agent suprême de la Synarchie [8]. Signalons enfin qu’André Philip avait intégré le « Conseil français pour l’Europe unie » créé officiellement en juin 1947 dont le président était Raoul Dautry [9].
Avec un esprit critique en éveil, le passage suivant de l’ouvrage d’Olivier Philip a d’autant plus d’intérêt que lui et Denis de Rougemont étaient des promoteurs de l’Union européenne. Les notes de bas de page pour cet extrait sont celles d’Olivier Philip.
« Il est également utile et nécessaire de citer les doctrines fascistes. Car le fascisme avait, à son programme, la réalisation de l’Union européenne. Le sort des armes lui a été contraire. Mais aurait-il triomphé que l’Europe serait aujourd’hui unie, de force sinon de gré. On peut se faire une idée approximative de ce qu’aurait été une Europe fasciste en se reportant aux écrits journalistiques italiens des années 1932-1936, en particulier à la revue Anti-Europa où Bartolucci démontrait que l’union de l’Europe était inséparable de sa conduite par le fascisme, aux écrits du grand hitlérien Carl Schmitt [10] et à la revue Das Reich des années 1941-1942 où Goebbels, sûr de la victoire, jetait les bases doctrinales de la future Europe hitlérienne. Du côté français, on peut utilement consulter les publications du Cercle européen (Centre français de collaboration économique européenne) et la revue Idées [11] où MM. Drieu La Rochelle, Louis Salleron [12], Pierre Dominique, Philippe Verdier, Maurice Martin du Gard, François Gravier et René Vincent ont à maintes reprises indiqué la place qui reviendrait à la France dans une telle Europe. Carl Schmitt ne voulait tenir compte que de la réalité sociale. Pour lui, celle-ci avait ses lois propres, la principale étant de se trouver en continuelle évolution. L’État totalitaire, meilleure expression de cette réalité sociale, doit donc pouvoir s’adapter à cette continuelle évolution. Pour cela, il doit cesser de rechercher “le droit et la justice dans des formes périmées, la politique dans les journaux, et la philosophie de la vie dans les traités internationaux”. Et afin que l’immobilité factice cède la place à l’évolution et à l’action, l’État “se passera de constitution écrite et s’adaptera de lui-même à la réalité concrète”. L’étude de la réalité sociale poussait alors Carl Schmitt à constater que le niveau toujours plus élevé de la technique et la loi de concentration économique exigeaient des communautés plus grandes et des espaces plus vastes que les États nationaux actuels. Il constatait donc comme nous l’exigence d’une union économique de l’Europe, et comme nous il concluait à la nécessité d’une union politique concomitante. Pour lui, une seule solution : qu’un des États intéressés construise sous sa direction l’espace vital nécessaire. Cet espace vital présentera un triple intérêt : économique (suffisamment vaste pour se suffire à lui-même), stratégique (indépendant des grandes puissances économiques mondiales) et diplomatique (mêmes principes politiques). Mais les États ne s’uniront pas librement. D’ailleurs, ils ne sont pas libres, ils sont sous la domination du Royaume-Uni qui les tient économiquement en tutelle grâce à sa puissance financière et maritime. Il s’agit donc d’une lutte entre deux grands principes : le libre échange, simple conception égoïste de l’impérialisme, et l’espace vital, conception communautaire permettant à une unité politique et sociale d’être assez vaste pour se suffire à elle-même. L’espace vital européen “formera autour de son noyau central, l’Allemagne, un ensemble homogène cohérent de près de 6 millions de km² et de 450 millions d’habitants” [13]. Puisqu’il s’agit d’une lutte pour l’indépendance politique et économique entre la notion d’empire et celle d’association, l’espace vital européen ne pourra vraisemblablement être construit que par la guerre. Ceci est normal, car “il n’existe qu’une seule unité politique : c’est le groupe ami-ennemi qui, après avoir réuni toutes les conditions exigées pour sa formation, permet de réaliser, sur un plan supérieur aux simples liens sociaux et aux relations contractuelles, une unité supérieure disposant d’un pouvoir de décision que les autres associations n’ont pas” [14]. Pour les unionistes français, l’Europe hitlérienne était la seule issue, le bolchevisme étant par nature anti-européen et les puissances anglo-saxonnes préférant une alliance avec la Russie des Soviets à une communauté des puissances européennes. D’ailleurs, écrivait Drieu La Rochelle, “l’Angleterre est bien l‘ennemie de l’Europe. N’est-ce-pas elle qui, en battant le rappel de l’esprit national des peuples, fut l’âme de la résistance au désir d’unification de Napoléon ?” Drieu La Rochelle regrettait certes que la France ne soit plus en état de faire l’Europe sous son hégémonie, mais, pour lui, il s’agissait là d’une pure question de fait : “C’est maintenant qu’il faut rentrer dans le fédéralisme et qu’il faut mettre fin au nationalisme intégral et à l’autonomisme patriotique.” Donc l’Europe se fera sous l’hégémonie allemande “puisqu’il est impossible de la faire autrement”. Et il ajoutait : “Dans tout fédéralisme, il y a obligatoirement une hégémonie, et on ne peut accepter le fédéralisme sans accepter l’influence de la nation prépondérante.” Pour lui, hégémonie allemande n’était pas synonyme de domination allemande : “Si l’Allemagne est aujourd’hui obligée d’imposer sa domination à l’Europe, c’est uniquement pour des raisons militaires. Il n’en sera pas toujours ainsi, car on ne peut pas dominer perpétuellement les pays européens. Après sa victoire, l’Allemagne exigera certes des pays européens un système de gouvernement semblable au sien – et elle aura raison - ; mais elle laissera une complète liberté d’action à tous les gouvernements européens.” Telle était bien l’opinion de Goebbels : “Le sens de cette guerre, c’est l’Europe”, ainsi débutaient les articles du ministre allemand dans la revue Das Reich. La victoire bolcheviste détruirait la civilisation européenne. La victoire américaine entraînerait une contrainte perpétuelle sur l’Europe, car “le système libéral américain sera mondial ou ne sera pas”, tandis que le national-socialisme “pourra se suffire en s’élargissant à la mesure d’une autarcie continentale”. Et Goebbels demandait : “Qu’espérer d’une Europe composée d’États démocratiques ? Dans de tels États, la non-solution des problèmes intérieurs rend impossible tout progrès sur le plan international.” Pour lui, l’Allemagne “est seule à pouvoir assurer l’hégémonie nécessaire, car elle détient la plus efficace doctrine socialiste du monde.” C’est donc Hitler qui sauvera l’Europe en la transformant en une communauté politique organisée. Au demeurant, “ce ne sera pas la première fois dans l’histoire que l’Europe communiera dans une même conception politique, morale, sociale et économique”. D’après Goebbels, cette Europe n’aurait pas subi une domination allemande. Le sentiment national aurait été reconnu comme une véritable tradition européenne et aurait fort bien pu briller et s’épanouir au sein de l’Europe unie. Au reste, l’esprit européen “ne peut pas être défini ou interprété par une seule puissance : il doit être le résultat d’une synthèse”. La puissance qui domine en Europe “reconnaît qu’une forme quelconque d’équilibre devra subsister”. Pour lui, il s’agit de créer une communauté de nations “libres et indépendantes”. Certes, chaque pays sera dirigé par un gouvernement fasciste et acceptera la protection allemande. Mais celle-ci consistera simplement à protéger les peuples fascistes européens contre leurs propres éléments troubles. Dès lors qu’un pays européen se sera solidement installé dans la structure fasciste, il jouira d’une indépendance totale et pourra négocier sur un pied d’égalité avec l’Allemagne. Le ministre de la Propagande du IIIe Reich a d’ailleurs, dans ses articles de Das Reich, une conception assez large de cette “unité de structure fasciste”. Loin de demander aux autres nations de copier le système allemand, il leur demande au contraire de trouver leur propre formule nationale du fascisme, formule qui “peut parfaitement être très différente de l’hitlérisme allemand”. Les contacts permanents nécessaires auront lieu grâce à un “centre fasciste européen” où les différents partis fascistes nationaux, également représentés, pourront prendre une inspiration commune. Telle devait être l’Europe d’Hitler : unie par une communauté de doctrine et de pensée et par les liens étroits des partis politiques au pouvoir beaucoup plus que par l’intermédiaire d’organes fédéraux. La défaite n’a pas permis d’expérimenter cette idée européenne. Les peuples qui ont connu l’occupation allemande ne le regrettent pas, et il reste chez eux une hostilité certaine à toute formule d’union qui, en fait, ne cacherait que la domination d’un Etat sur les autres. » Olivier Philip [15] |