La fracture demeurée ouverte de l’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999

, par  J.G.
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Mercredi dernier, Le Monde diplomatique rappelait sur son compte twitter un article publié en février 2018 : « L’ordre international piétiné par ses garants ».
Après l’attaque de l’armée russe contre l’Ukraine représentant une violation caractérisée du droit international et de la Charte des Nations unies, il est intéressant notamment de relire l’extrait ci-dessous de cet article écrit par la journaliste Anne-Cécile Robert.

« De 1945 aux années 1990, les règles du jeu étaient claires, inscrites dans le marbre de la Charte de l’ONU. [...].

À partir des années 1990, il en va tout autrement : on assiste à une tentative de modification des règles du jeu international, notamment celles concernant le droit de la guerre. Imposée par les Occidentaux, sous la présidence de M. William Clinton (1993-2001), cette mutation est l’une des causes de la profonde instabilité actuelle des relations internationales. Si elle n’a d’abord rencontré que peu d’opposition, elle semble avoir atteint une butée avec l’intervention en Libye de 2011, puis le conflit en Syrie, sans qu’on voie pour autant un retour à l’ordre de 1945 ni l’installation d’un nouvel ordre clairement défini.

Dans un premier temps, l’effondrement de l’Union soviétique a permis un exercice consensuel du droit de la guerre, en mettant fin aux chasses gardées de la guerre froide. C’est ainsi le Conseil de sécurité, unanime, qui autorise, au nom de la sécurité collective, l’intervention militaire de trente-cinq pays contre Bagdad (2 août 1990 — 28 février 1991). Il s’agit presque d’un cas d’école pour étudiant en droit international, l’annexion d’un pays entier par un autre — en l’occurrence le Koweït par l’Irak — constituant une violation plus spectaculaire que les autres des règles les plus solidement ancrées depuis la Société des Nations et servant de base à la Charte de l’ONU. On évoque alors, avec un enthousiasme certain, un “nouvel ordre international” et l’avènement d’une véritable “communauté internationale” qui ferait, enfin, régner le droit contre la force, le bien contre le mal [1].

Emblématique de l’univers politique des années 1990, l’intervention de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) au Kosovo en 1999 marque une fracture — guère perçue comme telle [2] — des relations internationales ; une fracture demeurée ouverte. La propagande de guerre, reprise par les médias, qui a accompagné le bombardement de Belgrade, sans aucun mandat des Nations unies et en violation du droit de la guerre [3], souligne l’émergence d’un consensus idéologique destiné à miner celui qui avait été trouvé dans la douleur en 1945. L’échec organisé de la conférence de Rambouillet, durant laquelle la diplomatie américaine a littéralement manipulé, avec le soutien de Berlin, les chancelleries européennes (au premier rang desquelles Paris, allié historique de Belgrade), signifiait un choix conscient de l’option militaire, quand les voies pacifiques pouvaient encore être utilisées pour empêcher des massacres malheureusement bien réels [4].

Recours à la force sans mandat

La réunion de Rambouillet achoppa sur un point et un seul : le président Slobodan Miloševic avait accepté l’envoi en Serbie d’observateurs internationaux de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ou de la Communauté européenne, mais il refusait d’admettre des envoyés de l’Alliance atlantique, dont il avait probablement de bonnes raisons de mettre en doute l’impartialité... Utilisant ce prétexte, et sans mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, mais avec la participation de la France et du Royaume-Uni, les États-Unis déclenchent, en mars 1999, une vaste opération de bombardements aériens qui aboutit à la capitulation de Belgrade moins de trois mois plus tard. Ce “recours à la force” dans des conditions non prévues par la Charte de l’ONU trouvera une réplique dans l’agression américaine contre l’Irak en 2003, cette fois sans le soutien de Paris [5].

L’intervention de l’Alliance atlantique au Kosovo paraît d’autant moins justifiable qu’elle a abouti à une contre-épuration ethnique contre les Serbes du Kosovo et que, d’une manière générale, l’explosion de la Yougoslavie en 1991 a conduit, avec le soutien de la “communauté internationale”, et notamment de l’Union européenne, à la constitution de micro-États sur des bases nationalistes ou mafieuses, comme l’actuel Kosovo. Si les dirigeants serbes ont, à juste titre, été jugés dans les années 2010 par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie pour atteintes aux droits fondamentaux, les crimes de guerre de l’OTAN demeurent impunis. Le bombardement intentionnel de cibles civiles, dont celui de la RadioTélévision serbe, n’a pas été sanctionné. Ce “deux poids, deux mesures” pèse d’autant plus lourd sur les relations internationales que l’intervention avait pour objet de valider, sur la base d’informations fausses (tel le prétendu plan “fer à cheval” de Miloševic, inventé par Berlin), la remise en question d’un principe fondateur de la Charte de l’ONU, l’intangibilité des frontières, et le démantèlement d’un État membre des Nations unies (la République fédérale de Yougoslavie). La diplomatie russe actuelle a beau jeu de souligner, chaque fois que l’occasion lui en est fournie, la duplicité des Occidentaux qui dénient à Moscou le droit de faire en Abkhazie, en Ossétie ou en Crimée ce qu’ils ont autorisé avec le Kosovo. Naturellement, les Occidentaux réfutent ce parallèle (lire « Du Kosovo à la Crimée »).

En 1945, les grandes puissances s’étaient entendues sur des règles du jeu, en particulier sur ce qui constitue le facteur majeur de trouble sur la scène internationale : le recours à la guerre et, d’une manière générale, à la force. Malgré les tensions de la guerre froide, le système des Nations unies continuait de reposer officiellement sur le bannissement de la guerre et l’édiction de principes destinés à en limiter les causes. Cet ordre correspondait également aux intérêts des petits pays, dans la mesure où il interdit l’ingérence dont les États, notamment colonisateurs, usaient et abusaient pour imposer leurs vues à des populations plus faibles. En circonscrivant les conditions du recours à la force aux “menaces” qui pèsent sur la paix, la Charte de l’ONU prive les puissants d’arguments plus subjectifs. Au XIXe siècle, les Européens prétendaient par exemple intervenir dans l’Empire ottoman au prétexte de protéger les minorités chrétiennes persécutées (“interventions d’humanité”) [6].

Les années 1990 ouvrent la voie à une modification de l’équilibre politique et juridique, par l’élargissement des circonstances légitimes d’entrée en guerre (jus ad bellum). Cette époque est d’ailleurs marquée par la diffusion d’idées telles que le devoir ou le droit d’ingérence, cher au politiste italien Mario Bettati et au fondateur de Médecins sans frontières (MSF) Bernard Kouchner [7]. » Anne-Cécile Robert

[1Lire Claude Julien, « Guerres saintes », Le Monde diplomatique, septembre 1990.

[2Cf. André Bellon, « “Dieu, que la guerre est jolie !” », Le Monde, 27-28 mars 1999.

[3Cf. Serge Halimi, Dominique Vidal, Henri Maler et Mathias Reymond, L’opinion, ça se travaille ! Les médias et les « guerres justes », Agone, Marseille, 2014 (1re éd. : 2000).

[4Lire Xavier Bougarel, « Dans les Balkans, dix années d’erreurs et d’arrière-pensées », Le Monde diplomatique, septembre 1999.

[5Cf. Jean-Marc de La Sablière, Dans les coulisses du monde. Du Rwanda à la guerre d’Irak, un grand négociateur révèle le dessous des cartes, Robert Laffont, Paris, 2013.

[6Lire « Origines et vicissitudes du “droit d’ingérence” », Le Monde diplomatique, mai 2011.

[7Cf. Mario Bettati et Bernard Kouchner, Le Devoir d’ingérence. Peut-on les laisser mourir ?, Denoël, Paris, 1987.

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