Réponse à la réponse de Jean Baubérot
La réponse de Jean Baubérot (blogs.mediapart.fr/jean-bauberot/) à notre texte concernant l’éviction de Rokhaya Diallo a un avantage considérable : elle clarifie le sens de l’affrontement entre les partisans de l’universalisme et ses adversaires.
Pour les premiers dont nous sommes, l’universalisme est un combat permanent lié à la philosophie des Lumières et destiné à l’émancipation humaine. Pour les seconds, c’est une utopie qui autorise la justification des dominations.
On ne résume jamais une vision de la société par sa caricature. La société française n’est évidemment pas aujourd’hui le symbole des principes universalistes. Les attaques qu’elle subit depuis plusieurs décennies, en particulier du fait de la domination du néolibéralisme l’ont plutôt conduite à les abandonner. Les services publics, l’école, en font largement les frais. L’idéologie anglosaxonne, au prétexte d’efficacité économique, s’épanouit dans un contexte communautariste et même le favorise, ce qui semble agréer à M. Baubérot en ce que ces évolutions démasqueraient, selon lui, un universalisme trompeur et signeraient son échec. Pour nous, il s’agit plutôt d’une défaite faute de combattants face à de redoutables adversaires. De même, les tendances communautaires sont alors une commodité pour s’adapter à cette défaite philosophique et politique. Les années 1980 ont ainsi vu se répandre un universalisme d’une autre nature, celui du marché et de l’économie, qui se substitue à l’universalisme humaniste et se construit en entreprenant de le gommer. C’est aussi pour cela qu’il faut poursuivre la lutte pour les principes de l’universalisme laïque et républicain, caractérisé en particulier par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la Déclaration de Philadelphie de 1944 et la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
On peut, certes, faire une analyse purement critique de la République et de la laïcité. Les échecs ne manquent pas sur un chemin difficile et il est facile de ne regarder que cela. En revanche, c’est un choix politique de considérer que l’imperfection de la réalisation d’un idéal, voire sa trahison, invalide l’idéal lui-même. A ce compte-là d’ailleurs aucun idéal ne résiste à l’épreuve des faits ! L’universalisme émancipateur irrigue la société républicaine depuis longtemps et doit être fortifié avec détermination. Caractérisons les enjeux :
- Peut-on oublier l’extraordinaire cohérence du régime républicain naissant qui abolit l’esclavage en 1794 ?
- On ne peut oublier de remarquer que, dans les années 1950, la République ne semblait pas considérer comme un problème le fait que Gaston Monnerville, Noir de Guyane, soit président du Conseil de la République, puis président du Sénat. On sait à quel point une telle idée était à l’époque, et parfois même aujourd’hui, totalement impensable dans d’autres démocraties comparables à la nôtre.
- On ne peut choisir de mettre en avant, dans l’histoire de la colonisation, Guy Mollet comme symbole républicain, repoussoir commode, et ne pas parler de Pierre Mendes-France.
- On ne peut voir, même s’il faut évidemment les condamner, sous le régime républicain, que les gestes hostiles à la citoyenneté des Noirs sans rappeler qu’au Sénégal, les citoyens de Dakar, Saint Louis, Gorée et Rufisque avaient le droit de vote, que le premier député africain noir, Blaise Diagne, fut élu en 1914. Au-delà de la question de la nécessaire généralisation, il n’existait donc pas d’opposition de principe.
- Jean Baubérot ne peut rappeler qu’il est venu aux affaires publiques par la lutte anticoloniale, oubliant qu’André Bellon, qui en tire des conséquences opposées, eut le même parcours, se présentant volontiers comme disciple de Robert Bonnaud, son professeur d’histoire à Marseille et qui fut, avec Pierre Vidal Naquet, une des figures marseillaises du combat contre la guerre d’Algérie.
- On ne peut faire une lecture apologétique de la loi de 1905, considérée aujourd’hui comme antireligieuse, sectaire et marginaliser la position de Ferdinand Buisson tout en s’extasiant sur celle d’Aristide Briand alors même d’ailleurs, que c’est celle-ci qui est aujourd’hui la règle contestée par les communautaristes [1].
- On ne peut pas voir dans Clemenceau et les anticolonialistes que la face noire de débats alors très confus sur les rapports entre l’Humanisme et la colonisation, privilégier ceux qui ne soutenaient que la colonisation intéressée et dominatrice et non ceux qui recherchaient difficilement comment les principes universalistes pouvaient trouver une sens dans le grand chamboulement du monde de l’époque [2]. Disons sans hostilité à ceux qui mènent aujourd’hui le combat anticolonial qu’il est souvent facile de mener des guerres depuis longtemps gagnées par d’autres.
Ce faisant, trop de contempteurs de l’universalisme républicain choisissent parmi les événements ceux qui justifient leur critique de principes qu’ils décident a priori de juger mauvais et en déduisent, de façon apparemment logique, qu’un autre système est bon. Pour notre part, nous persistons à défendre des principes universels humanistes contre ceux qui les trahissent en prétendant les défendre et qui sont souvent, d’ailleurs, ceux que choisit M. Baubérot pour justifier sa critique des principes. Serait-il plus aisé à certains de justifier la servitude que de se battre pour la liberté ?
Jean Baubérot regrette l’éviction de Mme Diallo, c’est son droit et il nous a tout simplement paru, quant à nous, incohérent de la part du pouvoir en place de la nommer et incohérent de sa part à elle d’accepter de « collaborer » avec ce pouvoir alors qu’elle passe son temps à l’agonir de l’injure la plus infamante : celle de racisme systématisé (on nous pousse vraiment à atteindre le point Godwin et à rappeler que la Ve République actuelle n’est pas Vichy…).
Foucault a utilisé l’expression « racisme d’État ». Et alors ? On touche là aux arguments d’autorité et nous ne versons pas dans l’adoration des icônes, quelles qu’elles soient.
Que la république ait mis autant d’années pour étendre le droit de vote aux femmes est vrai. Que leur place dans la vie publique ne soit pas à l’aune de leur présence dans la société est exact. Mais un républicain ne saurait confondre représentation politique et représentation sociologique ! Là encore, il s’agit du combat pour les principes universalistes. Car octroyer discrétionnairement cette place au lieu de créer les conditions pour que tous les citoyens exercent leurs droits sur un plan d’égalité est une régression essentialiste dégradante pour la femme présupposée congénitalement moins apte que le mâle. En outre, la parité procède d’une bipartition radicale de l’humanité qui est, nous y insistons, une régression puisque précisément l’humanisme consiste à considérer l’humanité comme une, au-delà des différences constitutives des individus (au premier rang desquelles la différence de sexe). En effet l’abstraction, car on reproche souvent à notre universalisme d’être trop théorique, l’abstraction est bien souvent un instrument d’affranchissement. Théorique, sans doute, en tout cas pour nous un idéal, lui-même perfectible, à poursuivre sans relâche.
Voilà le véritable enjeu. Oui, l’universalisme est un objectif fondamental, sans cesse à remettre en chantier et sans cesse attaqué. Ce n’est pas en hurlant avec les loups qu’on fait avancer l’humanité, mais en combattant les loups.