4 février 1794 : la Convention montagnarde abolissait l’esclavage dans les colonies françaises

, par  L’équipe du Canard républicain
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Entretien avec l’historienne Florence GAUTHIER, co-animatrice du site revolution-francaise.net et auteur de plusieurs ouvrages [1] sur la Révolution de France et celle de Saint-Domingue/Haïti, 1789-1804. Elle nous fait part de sa réaction en cette date anniversaire. Nous signalons que les vidéos de sa conférence du 7 novembre 2013 intitulée « La Convention montagnarde 1793 - 1794 » sont disponibles sur le site de l’ASSOCIATION POUR UNE CONSTITUANTE ( www.pouruneconstituante.fr ).

J.G.  : Le 24 août 1793 à Saint-Domingue, les habitants du Cap décidait l’abolition de l’esclavage. Pourriez-vous tout d’abord revenir sur cet événement majeur avant d’aborder le 16 pluviôse an II - 4 février 1794 ?

Florence GAUTHIER : Depuis le XVIIe siècle, le Roi de France possédait un empire colonial dans le Nouveau Monde, dont le centre de gravité était la Partie française de Saint-Domingue, « île à sucre et à esclaves », qui était devenue, au XVIIIe siècle, le premier producteur de sucre.

Toutefois, le système esclavagiste entra en crise dès le début du XVIIIe siècle à cause de la raréfaction des captifs de chasse à l’homme, vendus par les Royaumes africains pour être mis en esclavage. La ponction avait été si forte qu’elle réduisit la population de l’Afrique et le prix des captifs haussa : il fut multiplié par trois tout au long de ce siècle en ce qui concerne la traite vers l’Amérique !

La crise du système de la traite provoqua la panique des planteurs qui comprirent que le système de reproduction de la main-d’œuvre devrait être prochainement transformé. À Saint-Domingue, les planteurs eurent une réaction particulière : ils crurent se protéger et gagner du temps en créant une concurrence entre eux sur le critère de la couleur, sous la forme d’une politique de discrimination contre les « colons de couleur », dans le but de s’emparer de leurs biens. Or, il faut savoir que dans les colonies françaises, les grands colons arrivés depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, n’avaient pas hésité à épouser des femmes africaines, dont ils eurent des enfants légitimes, créant une classe de colons métissée.

Cette politique ségrégationniste fut défendue par un parti, qui se prétendit « blanc » et qui se développa, à Saint-Domingue, à la faveur de la crise de la monarchie en France. Ainsi, en 1789, quand la Révolution commença, ce parti « blanc » prit le pouvoir là-bas, convoqua des assemblées coloniales élues par les seuls « blancs », écartant les « libres de couleur », comme ils les appelaient maintenant, des droits politiques. Des violences contre ces « libres de couleur » suivirent, les contraignant à se réfugier dans des maquis armés afin de se protéger.

Une des conséquences de cette discrimination qui, on l’aura compris, touchait la classe des libres, fut de déstabiliser gravement l’ordre colonial esclavagiste, que maintenaient les armées royales et en première ligne les milices paroissiales formées des planteurs eux-mêmes, pour faire face à la menace, constante dans ce type de société, des révoltes d’esclaves. Les « libres de couleur » faisaient partie de ces milices, mais la politique ségrégationniste menée à leur encontre provoqua un dangereux affaiblissement de cet ordre colonial !

De l’autre côté de l’Atlantique, des « libres de couleur » se trouvaient en France avant la Révolution et furent rejoints par ceux qui fuyaient le parti « blanc » : une Société des Citoyens de couleur se forma à Paris en août 1789 et réclama les droits de l’homme et du citoyen pour eux et pour les esclaves. Leur correspondance avec leurs alliés de Saint-Domingue leur permettait de conjuguer leur combat des deux côtés de l’Océan. Ce sont eux qui ont éclairé les révolutionnaires français sur les colonies, l’esclavage et le préjugé de couleur, mais aussi sur les députés qui dirigeaient la politique coloniale de la Constituante, et des assemblées suivantes, et sur leurs rapports avec les colons.

Et les esclaves avaient observé avec grand intérêt ces métamorphoses de la société coloniale. Certains d’entre eux s’approchèrent des maquis de « libres de couleur » et leur proposèrent même d’y participer. Peu à peu, l’idée vint aux « libres de couleur » qu’une alliance avec les esclaves leur permettrait de se libérer du ségrégationnisme du parti des « blancs » et certains en vinrent à penser qu’ils pourraient, ensemble, reconstruire une société sans domination étrangère et sans esclavage : un véritable projet de décolonisation venait au jour.

De leur côté, des esclaves comprirent que la situation leur était devenue très favorable pour faire entendre leurs revendications propres. C’est ainsi que, dans la nuit du 22 au 23 août 1791, les esclaves de la Province du Nord de Saint-Domingue réussirent une insurrection, qui ne put être réprimée vu l’état de division de la classe des maîtres et de leurs forces armées ! Ce fut un tournant dans l’histoire ! La révolution de l’égalité de l’épiderme venait de commencer dans le Nouveau Monde…

L’insurrection des esclaves rendit la politique de la Constituante caduque. Aveugle aux bouleversements qui s’étaient produits dans la colonie, l’Assemblée avait suivi le parti ségrégationniste qui l’avait entraînée au désastre ! Les colons étaient divisés, une partie rallia la contre-révolution royaliste, une autre décida de livrer la colonie à la Grande-Bretagne, fort inquiète des suites de l’insurrection des esclaves, d’autres enfin négocièrent avec les maquis de « libres de couleur ». Du côté des esclaves, la division était très grande aussi : certains restèrent sur les plantations dont ils avaient chassé les maîtres, d’autres ne supportaient plus ce cadre et partirent défricher les mornes, ou collines, dédaignés par les sucriers qui recherchaient les bonnes terres à sucre des plaines. Ces défricheurs inventèrent une « voie paysanne haïtienne » en créant une unité nouvelle d’exploitation paysanne libre fondée sur l’association du travail personnel et collectif, le coumbit, pour les gros travaux d’intérêt commun. D’autres encore formèrent des bandes armées, soit indépendantes, soit alliées avec la partie espagnole de l’île, qui leur fournissait armes et subsistances.

En juillet 1792, le nouveau gouvernement français envoya deux Commissaires civils à Saint-Domingue, Polverel et Sonthonax, missionnés pour lutter contre le parti ségrégationniste et reconnaître les droits politiques aux « libres de couleur ». Or, il se trouve que ces Commissaires étaient convaincus de la nécessité de reconnaître les droits des esclaves et d’abandonner la politique de puissance coloniale.

La situation de Saint-Domingue était devenue incontrôlable ! En juin 1793, les colons qui avaient pactisé avec la Grande-Bretagne, préparèrent l’accueil de la marine anglaise au Cap. Les Commissaires civils, qui avaient réussi à former une Légion de l’égalité, dans laquelle se trouvaient des « libres de couleur », mais aussi des esclaves qui avaient fui les plantations, furent attaqués par les troupes du nouveau gouverneur Galbaud, qui cherchait à se débarrasser d’eux. Mais, des bandes d’esclaves qui suivaient les événements dans les environs du Cap, choisirent d’aider les Commissaires contre Galbaud. Les esclaves armés fondirent sur les troupes du gouverneur, qui fut battu et prit la fuite, entraînant à sa suite celle de 10.000 colons qui comprirent que cette bataille avait été décisive !

Les esclaves insurgés venaient de remporter une victoire formidable ! Ils avaient de plus sauvé les Commissaires civils Polverel et Sonthonax, alors que Galbaud allait les écraser. Dans les semaines qui suivirent, la ville du Cap devint le lieu de réunion du « Nouveau peuple de Saint-Domingue », comme il se nomma alors, qui débattait de son avenir, dans une situation dont on peut imaginer la complexité ! Il commença par organiser une nouvelle municipalité au Cap et pétitionna, le 24 août 1793, pour l’abolition de l’esclavage dans la Province du Nord. Sonthonax, au Cap, désavoué par le gouvernement girondin qui avait envoyé Galbaud, ayant appris un nouveau changement de gouvernement en France, s’engagea, le 29 août, dans le soutien de la Révolution de l’égalité de l’épiderme et de la pétition des nouveaux citoyens du Cap. Il leur proposa encore d’élire une députation, qui irait en France demander l’aide de la République démocratique montagnarde, car Saint-Domingue se trouvait dans une situation pour le moins difficile, isolée comme elle l’était dans le Nouveau Monde !

En effet, à l’annonce de l’abolition de l’esclavage, la marine anglaise stationnée dans l’île voisine de la Jamaïque, débarqua les 19 et 21 septembre, dans deux points de Saint-Domingue, Jérémie et le Môle Saint-Nicolas, pour tenter d’arrêter le processus d’égalité de l’épiderme en marche, avec l’aide de colons blancs ou de couleur esclavagistes. Les 21 et 27 septembre, Polverel proclamait la liberté générale dans les Provinces de l’Ouest et du Sud. Et le 24 septembre, la députation de l’égalité de l’épiderme était élue par tous les nouveaux citoyens du Cap, y compris bien sûr les ci-devant esclaves !

La députation était formée de six députés des trois couleurs… de l’épiderme de la colonie, pour exprimer leur égalité en droits : deux noirs, deux métis et deux blancs. Elle décida d’envoyer une partie de ses membres à la République française pour lui demander son soutien politique : Belley, ci-devant esclave, Mills, libre de couleur et Dufaÿ administrateur venu de France, qui tous trois s’étaient battus contre Galbaud (Belley avait été surnommé Mars à cette occasion !), partirent, via New York où l’ambassadeur de France, Genet, leur donna la protection nécessaire pour parvenir à leur but. Ils débarquaient en France et atteignaient Paris le 24 janvier 1794.

Revenons maintenant au 4 février 1794 et sur cette décision considérable de la Convention montagnarde : l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. Pourriez-vous nous relater cette journée ?

Retournons un peu en arrière. La Révolution des 31 mai-2 juin 1793 avait démis de leur mandat 22 députés girondins. Ce fut le groupe des Montagnards qui, bien que minoritaire en nombre, emporta la majorité des votes des députés de la Convention sur leurs propositions. La question coloniale se posa dès le 4 juin, lorsque la Convention reçut la Société des Citoyens de couleur conduite par Jeanne Odo, ci-devant esclave âgée de 114 ans, qui représentait, depuis 1791, l’Humanité des Africains que les esclavagistes leur refusaient. Jeanne Odo conduisit, depuis, toutes les manifestations de cette Société qui, ce 4 juin, demanda à la Convention l’abolition de l’esclavage dans les colonies et lui offrit le drapeau de l’égalité de l’épiderme, tricolore, avec sur chaque couleur un noir, un rouge-métis et un blanc ! Le député Grégoire engagea l’Assemblée à tenir cette promesse…

Le 22 janvier 1794, la députation de Saint-Domingue était reçue par le Comité de salut public à son arrivée à Paris. Mais le parti colonial fit tout son possible pour empêcher leur entrée à la Convention en les calomniant pour dissimuler la situation du Nouveau peuple de Saint-Domingue ! Néanmoins, le 3 février, la députation était chaleureusement reçue par les députés : dès ce jour, la Convention avait reconnu l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue en recevant les députés élus par les Nouveaux citoyens.

Le lendemain, 16 pluviôse an II-4 février, Dufaÿ exposa longuement la situation de la colonie et présenta son mandat : la République française acceptait-elle d’aider la Révolution de l’égalité de l’épiderme ? De reconnaître le Nouveau peuple de Saint-Domingue ? De l’aider, non en envoyant des soldats, c’est inutile, il n’en manque pas, mais des armes et des munitions ? Et une aide politique en prenant clairement parti contre les actes des esclavagistes. Et la Convention répondit favorablement !

La déclaration suivante fut ajoutée à la Constitution de la France libre : « La Convention nationale déclare aboli l’esclavage des nègres dans toutes les colonies ; en conséquences, elle décrète que tous les hommes sans distinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens français et jouiront de tous les droits assurés par la Constitution. »

De nombreuses manifestations de liesse populaire en faveur de l’égalité de l’épiderme et de fêtes de fraternisation avec les Nouveaux libres suivirent, depuis le vote jusqu’en juillet 1794, dont voici quelques exemples : la petite Commune de Valborgne dans le Gard écrit à la Convention : « Nous venons vous témoigner notre vive satisfaction de ce décret bienfaisant qui brise les chaînes sous lesquelles gémissaient les hommes de couleur. Ah ! ce décret assure à vos noms l’immortalité et vous mérite les bénédictions de tout être sensible ! »

La Société populaire de Semur proposa de distribuer des terres aux Nouveaux libres : « Que cette terre qu’ils ont si longtemps arrosée de leur sang, de leur sueur, de leurs larmes, leur soit distribuée… »

La Société populaire et républicaine des Arts proposa de commémorer l’événement dont Charles Thévenin proposa une très belle esquisse.

« L’abolition de l’esclavage proclamée par la Convention montagnarde le 16 pluviôse an II-4 février 1794 ». Esquisse à la plume et au lavis avec rehauts à la gouache (H. 0,260, L. 0,333). Musée Carnavalet, Paris. Quelques jours après ce vote historique, la Société républicaine des Arts, qui réunissait les artistes de Paris, décida de le commémorer. L’esquisse a été attribuée par erreur à Nicolas Monsiau alors qu’il s’agirait de Charles Thévenin. Voir le catalogue de l’exposition Droits de l’homme et conquête des libertés, Musée de la Révolution française, Château de Vizille, 1986, n° 48.

La composition fait entrer les colonies dans la Convention, devenue une scène mondiale. La lutte des esclaves insurgés dans les colonies est mêlée à celle des gens de couleur qui se trouvaient en France : on voit ainsi des épisodes qui se sont produits là-bas et d’autres ici, des hussards qui se battaient en France, des esclaves qui apprennent la nouvelle, fraternisent. À la tribune, le président lit le décret d’abolition, les trois députés de Saint-Domingue, Belley, Mills et Dufaÿ montent à la tribune. À la gauche du président, la femme assise avec une fillette à ses genoux est Jeanne Odo et derrière elle, la citoyenne de couleur Marie Dubois. Au premier plan, un jeune dresse son épée, prêt à se battre pour conserver la liberté, tandis que des parents se réjouissent que leurs enfants échappent à l’esclavage.

Le Comité de salut public fut chargé de l’exécution du décret. Il s’occupa immédiatement de former une commission civile chargée de porter le décret d’abolition dans les autres colonies des Antilles et de préparer l’expédition. Et le 12 avril 1794, une importante expédition de sept navires, avec 1.500 soldats, partaient vers les Iles du Vent et découvraient que la marine anglaise avait occupé les colonies françaises de la Martinique, Guadeloupe et Guyane, pour les soustraire à l’abolition de l’esclavage, à l’appel des colons !

De rudes batailles eurent lieu à la Guadeloupe, à Sainte-Lucie alors colonie française et en Guyane, auxquelles des esclaves insurgés prirent part et, en juin 1794, l’abolition était proclamée dans ces trois endroits.

Pendant ce temps, à Saint-Domingue, Toussaint Louverture, un des chefs d’esclaves insurgés, avait rallié Polverel et Sonthonax, avec son armée de 4.000 hommes, en mai 1794. C’est à lui que Polverel et Sonthonax confièrent l’avenir de la Révolution de l’égalité de l’épiderme, lorsqu’ils quittèrent l’île pour rendre compte de leur Commission civile, en juin suivant. Et ce fut Louverture qui libéra Saint-Domingue de l’intervention anglaise, en 1798, et conduisit Saint-Domingue à l’indépendance de fait en proclamant sa Constitution qui le faisait gouverneur à vie, en 1801.

Comment expliquez-vous que ce soit 1848 qui ait été choisie comme date officielle de commémoration de l’abolition de l’esclavage et non le 4 février 1794 ?

En fait, il s’est produit une profonde occultation des politiques coloniales menées à l’époque de la Révolution française, occultation qui s’est construite tout au long du XIXe siècle et que je résume ici.

La politique montagnarde d’alliance avec le Nouveau peuple de Saint-Domingue ne peut se comprendre que si on la rattache au vaste mouvement de critique de la conquête, suivie de la colonisation du Nouveau Monde, depuis 1492. Les violences commises lors de la « découverte », les massacres et la mise en esclavage des Indiens d’abord, des captifs africains déportés jusqu’en Amérique ensuite, ont provoqué une profonde indignation, suivie d’une prise de conscience de ce qui s’inventait là : des formes de domination de peuples n’ayant pas les moyens militaires et techniques de se défendre et ces actes ont été qualifiés, immédiatement, de « crimes contre les droits de l’humanité » par Las Casas et ses amis. Ce mouvement de critique a pris un caractère de refus de ces « politiques de puissance » et a cherché des alternatives dans une proposition de « cosmopolitique de la liberté de tous peuples », comme on disait à l’époque et que nous appellerions aujourd’hui une « internationale » contre l’impérialisme. Ce mouvement s’est affaibli au XVIIe siècle alors que les colons esclavagistes s’imposaient dans le Nouveau Monde et que les « puissances européennes » cherchaient toutes à avoir leur morceau du gâteau ! Mais il s’est redéveloppé au XVIIIe siècle : on se souvient que la crise de la traite des captifs africains est apparue à ce moment et a certainement joué un rôle moteur dans ce réveil de l’anticolonialisme.

La Révolution française s’inscrit dans ce vaste mouvement et la Convention montagnarde a réussi à construire une politique de « décolonisation », mais elle n’a eu le temps que de l’ébaucher et fut ensuite interrompue par le 9 thermidor an II-27 juillet 1794, qui renversa brutalement le gouvernement montagnard par un coup d’état parlementaire (mais oui, cela existe et c’était la souveraineté populaire qui était ici visée).

La Convention thermidorienne qui suivit rompit avec la politique montagnarde, rejeta la Constitution de 1793 et renoua avec une politique colonialiste inscrite dans la Constitution du 22 août 1795, qui établit une république aristocratique en réservant le droit de vote à un certain niveau social. Le Directoire fut le régime qui appliqua cette Constitution et qui tenta de reconquérir Saint-Domingue, en envoyant une expédition de reconquête avec le général Hédouville à sa tête, entouré de colons muscadins et revanchards, qui se croyaient déjà revenus aux beaux temps de l’esclavage ! Ce fut un échec cuisant et Toussaint Louverture, qui venait de battre la marine anglaise, était en train de négocier avec le représentant du gouvernement britannique, qui n’avait pas même remarqué l’arrivée d’Hédouville ! Louverture renvoya Hédouville et ses muscadins à leur envoyeur…

Mais l’épisode avait permis à Louverture de comprendre que la contre-révolution s’était installée en France et il se prépara à une offensive plus dangereuse. Il réunifia l’île de Saint-Domingue en occupant la partie espagnole et y abolit l’esclavage en 1801, fortifia l’île et arma son peuple.

La rupture vint de Bonaparte qui venait, par le coup d’état du 18 Brumaire (9 XI 1799), d’instaurer le Consulat. Il tenait à reconstruire un empire et, négligeant l’échec pourtant retentissant et récent de la marine anglaise contre Louverture, il lança une expédition imposante qu’il confia à son beau-frère, le général Leclerc, pour reconquérir Saint-Domingue, Guadeloupe et Guyane, car entre-temps, les Anglais avaient conquis Sainte-Lucie et rétabli l’esclavage…

L’expédition atteint Saint-Domingue en février 1802. La Guadeloupe est reconquise après une résistance héroïque et l’esclavage rétabli. Même chose en Guyane. Mais à Saint-Domingue, si Louverture est fait prisonnier, la résistance continue et entraîne une nouvelle insurrection populaire, qui conduit le général Dessalines, successeur de Louverture, à la victoire : la République indépendante d’Haïti est proclamée le 1er janvier 1804. Bonaparte perdit deux corps d’armée entiers (60.000 hommes) pour tenter de rétablir l’esclavage…

Voilà les faits. Le contexte de ce début du XIXe siècle est nettement devenu impérialiste et l’histoire officielle a suivi : l’anticolonialisme développé depuis 1492 jusqu’à l’échec de la révolution démocratique en France, n’est plus audible et on assiste à un véritable tournant en faveur des politiques impérialistes des puissances occidentales. L’histoire extraordinaire et enthousiasmante, il faut bien le dire, de la Révolution de Saint-Domingue/Haïti va se trouver occultée au fur et à mesure de la conquête des puissances occidentales en direction, maintenant, de l’Afrique et de l’Asie, avec des formes de colonisation nouvelles par rapport à celles menées sur le continent Amérique. Cette histoire de l’anticolonialisme est même malvenue et doit être oubliée pour être mieux métamorphosée : il ne faut plus insister sur l’indépendance des vaincus ni sur leur conscience critique de la colonisation et des destructions qu’elle a pu entraîner… L’époque est subjuguée par les progrès techniques, indéniables, utilisés comme preuve de la supériorité de la civilisation des classes supérieures occidentales qui devient elle aussi indéniable.

La politique impérialiste de la Grande-Bretagne a largement réussi à dévaloriser la critique du colonialisme devant l’affirmation de son caractère civilisateur, présenté comme une « évidence » liée au progrès technique. Dans la première moitié du XIXe siècle, la Grande-Bretagne est en effet parvenue à dissocier le refus de l’esclavage de celui du colonialisme et se présente même comme la puissance impérialiste, qui va aider les pays « arriérés » à se débarrasser de l’esclavage. En effet, les colons, conscients de la crise bien réelle de la traite des captifs africains, commencent à comprendre qu’il est possible de remplacer l’esclavage par des formes de servage (élevage d’esclaves sur place), puis d’émancipations limitées au cas par cas, pour passer à un travail rémunéré, en se servant de l’arme redoutable du racisme qui doit servir à « subalterniser » ses malheureuses victimes, en les écartant de la jouissance de leurs droits complets d’êtres humains !

Et concernant les droits de l’humanité, ne perdons pas de vue qu’en France, le Directoire, le Consulat et l’Empire ont répudié la déclaration des droits et la notion même de droit naturel des êtres humains en renversant la Constitution de 1793, puis en rétablissant l’esclavage en 1802, comme le fit Bonaparte… J’ai été très étonnée lorsque j’ai constaté la disparition de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et sa réapparition dans le droit constitutionnel français, à l’issue de l’effroyable Seconde guerre mondiale, avec la Constitution de 1946, après une éclipse de plus d’un siècle et demi…

Alors, pourquoi le gouvernement a-t-il décidé de commémorer l’abolition de l’esclavage en choisissant la date de 1848 et non celle de 1794 ? Je viens d’essayer de répondre à cette légitime question. Je peux ajouter sur ce point deux choses : l’abolition de 1848 s’est faite dans une perspective colonialiste, c’est-à-dire au service des colons et en effet, Schœlcher qui la proposa, avait prévu des indemnisations pour les maîtres comme pour les esclaves, mais seuls les premiers furent indemnisés ! Et les nouveaux libres n’ont reçu aucune aide de nature économique, qui aurait pu les aider à sortir ne serait-ce que de l’habitation où ils avaient été esclaves !

De plus, une semaine après la décision de l’abolition, le même ministre des colonies signait un décret d’importation de Coolies, qui acceptaient d’aller travailler, sous contrat rémunéré, loin de là où ils étaient nés, dans les colonies où l’abolition était prévue, de façon à ce que les colons ne manquent pas de main-d’œuvre.

Et puis encore, celle abolition ne concernait que ce que l’on appelait les « vieilles colonies », celles héritées de ce qui restait de l’empire colonial de l’ancien régime (Antilles, Saint-Louis du Sénégal, îles de l’Océan indien et comptoirs de l’Inde). Mais, en Algérie, puis en Afrique noire et en Asie, les colonisateurs ne parlèrent plus d’esclavage, mais organisèrent le… travail forcé, particulièrement « civilisateur » comme chacun le sait ! Bref, au XIXe siècle, il était devenu plus simple de pratiquer l’esclavage à condition de le faire en silence…

Le nouvel empire colonial français du XIXe siècle a été plus facile à conquérir sans l’obstacle moral et politique que constituait une déclaration des droits de l’homme et du citoyen. C’est ce qu’avait fort bien compris Ho Chi Minh, dans son discours d’indépendance de la République démocratique du Vietnam, prononcé le 2 septembre 1945 à Hanoï. Écoutons-le :

« La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de la République française proclame les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Ce sont là des vérités indéniables. Et pourtant, pendant plus de 80 ans, les colonialistes français, abusant du drapeau de liberté, égalité, fraternité, ont violé notre terre et opprimé nos compatriotes. Leurs actes vont directement à l’encontre des idéaux d’humanité et de justice. »

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