Jean-François Niort, Le Code noir. Idées reçues sur un texte symbolique, Paris, Le Cavalier Bleu, 2015
Par Florence Gauthier, historienne, Université Paris 7 – Diderot. |
Après avoir retrouvé, étudié et publié le texte de l’Édit de mars 1685 et d’un grand nombre de ses différentes versions [1] répondant à un travail de recherche sérieux, scientifique, qui commence par établir les textes eux-mêmes et permettre ainsi de passer à des commentaires et des analyses fondées sur des sources enfin précises, Jean-François Niort, juriste, publie aujourd’hui un petit livre critique de certains préjugés, parmi les plus courants, qu’il a sélectionnés et qui éclairent le sous-titre : Idées reçues sur un texte symbolique.
Pourquoi un « texte symbolique » ? Parce que ce texte a subi la longue occultation de l’histoire du colonialisme esclavagiste français des XVIIe et XVIIIe siècles, occultation qui a été construite peu à peu dès le début du XIXe siècle et qui a duré environ un siècle et demi ! Ce qui constitue une très longue surdité intellectuelle et un retard dans les recherches, dont nous sommes encore victimes.
Le réveil relativement récent de l’intérêt pour cette histoire, depuis la Seconde guerre mondiale, lié à un puissant mouvement de décolonisation, s’est accéléré avec les préparatifs du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage de 1848. Cette commémoration s’est faite, précise l’auteur : « dans le sillage de l’ouvrage fameux de Louis Sala-Molins, Le Code noir ou le calvaire de Canaan, grand succès de librairie constamment réédité depuis sa parution en 1987, ainsi que dans le cadre d’un efficace lobbying mené par divers groupes communautaires ou identitaires concernés (CIPN, Comité Marche 98, MIR et d’autres encore), le tout ayant fait du Code noir, plus encore qu’un symbole de l’oppression colonialiste et esclavagiste française, un véritable objet politique. [2] »
En relevant parmi ces huit préjugés, qui forment autant de têtes de chapitres, ceux nés de l’ignorance due à l’absence de sources fiables, J-F Niort fait œuvre scientifique et salutaire.
Ces quatre premiers préjugés sont les suivants :
« Le Code noir a été écrit par Colbert.
Le Code noir est le véritable nom de l’Édit de mars 1685.
Le Code noir existe en une seule version.
Le Code noir ne concerne que les esclaves. »
L’auteur dissipe ces idées reçues en rappelant que Colbert, contrôleur général des finances et ministre de la marine et des colonies, a mené un travail préparatoire, qui permet de préciser que le texte de 1685 a recueilli des dispositions déjà en vigueur dans « les colonies à sucre et à esclaves ». La publication, en annexe, du Mémoire de l’intendant Bégon, daté de février 1683, et de la plus ancienne version de l’Édit de 1685 connue à ce jour, permet au lecteur de s’en faire une idée.
Colbert est mort en 1683 et ce fut son fils qui lui succéda comme ministre de la marine et des colonies et signa l’Édit de 1685 : voilà la confusion entre le père et le fils dissipée !
Cet édit a ainsi légalisé un ordre juridique esclavagiste dans les colonies, qui étaient depuis 1674 « des possessions de la couronne », ce qui permit au roi de les administrer directement.
Le nom officiel de ce texte est celui d’Édit de mars 1685 et l’appellation Code noir apparut dans l’édition de 1718, dont la couverture est reproduite p. 22. De plus, il y eut plusieurs versions de ce texte, qui a été modifié depuis 1685 selon son application dans telle ou telle colonie.
On apprend ainsi que les textes, publiés antérieurement au travail de l’auteur, sont des versions modifiées et parfois même « rectifiées » et souvent selon des critères fantaisistes ! Ainsi, Sala-Molins écrit avoir utilisé l’édition de 1767 : « J’en corrige les erreurs après collationnement avec le texte proposé par Peytraud » [3], qui avait lui-même collationné deux textes différents !
J-F. Niort souligne la nécessité de se reporter au texte correspondant à chacune des colonies étudiées [4], puisqu’il les a rendus accessibles à présent, et que ces variantes possèdent, bien sûr, leur signification.
Le texte de l’Édit ne concerne-t-il que les esclaves ? L’auteur répond par la négative et précise que l’objectif de l’Édit était bien d’affirmer la souveraineté royale dans « ses colonies » et d’y imposer le principe de la politique royale de cette époque : « un roi, une foi, une loi ».
L’exclusivité de la religion catholique en faisait partie et y intégrait les esclaves eux-mêmes, en obligeant leurs maîtres à les faire baptiser et instruire dans cette religion, ainsi qu’à respecter le repos du dimanche comme des jours fériés et, enfin, de faire enterrer leurs esclaves baptisés en « terre sainte ». Par ailleurs, les mariages entre maîtres et femmes esclaves vivant en concubinage étaient encouragés par l’affranchissement immédiat et la légitimation de leurs enfants : le texte révèle une remarquable « indifférence à la couleur ».
J-F. Niort interprète cette « indifférence à la couleur » comme un effet de « la morale catholique » [5]. La question a commencé à être éclairée par Yvan Debbasch et j’en ai moi-même poursuivi l’étude en ce qui concerne la colonie de Saint-Domingue [6], en mettant en lumière une tout autre cause : « l’indifférence à la couleur » était le fait de la classe des grands colons, nobles ou non, qui épousèrent en grandes noces des femmes africaines, dont ils eurent une progéniture métisse, ingénue [7] légitime et aimée : la classe dominante fut ainsi, dès les débuts de la colonisation par le roi de France au XVIIe siècle, largement métissée.
Pour des raisons religieuses ou à cause de la propre culture de ces riches colons ? Le fait me semble mériter un peu plus d’attention que le renvoi à « la morale catholique », qui ne fait que repousser la question sans y répondre, car une autre interrogation apparaît : étant donné que le comportement de la classe dominante des colons varie d’une société européenne à une autre, il est fort possible que cette « morale catholique » ait pu être influencée par le comportement des colons eux-mêmes. Plus tard, le choix d’une politique « raciste », imposée dans le droit à partir de 1802, a entraîné un net changement de comportement de cette classe dominante, qui a dû taire ce métissage. En tout cas, cette « indifférence à la couleur » est une des spécificités de cet Édit de 1685, liée à l’absence des termes « racistes » blanc versus noir.
C’est la raison pour laquelle je m’étonne que J-F. Niort introduise, dans son commentaire de l’article 39, le terme « blanc », deux fois de suite [8], à la différence de l’Édit qui parle, lui, des « affranchis » et « des autres personnes libres ». Et, en effet, on ne rencontre pas le terme « blanc » dans l’Édit de 1685 ni dans ses modifications aux Iles du Vent comme aux Iles sous le Vent jusqu’en 1789 ! Par contre, en 1724 la version de l’Édit introduit les termes « blanc versus noir » dans la colonie de la Louisiane. On notera que cette version n’a pas entraîné la même modification dans les versions des Iles des Antilles. Pourquoi ? Je l’ignore et la question n’a pas encore été étudiée alors qu’elle mérite de l’être. Il serait intéressant de rechercher si l’introduction de ces termes « racistes » a quelque chose à voir avec l’appellation répandue, au XVIIIe siècle, de Code noir donnée à l’Édit ?
Mais, je reviens à l’emploi du terme « blanc » par J-F. Niort : pourquoi faire apparaître cette « barrière raciale » en 1685 ? L’opposition maître/esclave hiérarchise les êtres humains et construit une barrière de classe, tandis que le « racisme » hiérarchise les « races humaines » et transforme cette « barrière de classe » en « barrière de la race mise en infériorité ». Ce n’est pas la même chose ! Aurai-je écrit que l’une serait préférable à l’autre ? Non, je souligne simplement la différence entre les deux parce qu’il semble que cela mérite d’être approfondi pour être mieux saisi.
Le fait d’introduire cette « barrière raciale » dans un texte qui affirme son « indifférence à la couleur » ne relève-t-il pas d’un préjugé qui « banalise » le « racisme » et voudrait qu’il ait accompagné l’esclavage ... depuis ses débuts ?
Or, on sait avec précision, par l’abondance des sources, que ce rapport esclavage-racisme n’existait pas dans l’Antiquité méditerranéenne et se révèle absent du droit romain. La question est alors celle de l’apparition du « racisme » et de sa spécificité historique sur le continent Amérique ... premier terrain de conquête coloniale des puissances européennes depuis 1492.
Dans cette nouvelle histoire de l’esclavage, on sait aussi que la population servile a varié : des Indiens tout d’abord, puis des captifs africains déportés dans le Nouveau Monde et des engagés venus d’Europe, avant que le système de reproduction de la main-d’œuvre par la traite des Africains ne soit suffisamment bien rôdé, et s’impose comme forme largement dominante aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour être peu à peu remplacé, dès le début du XIXe siècle, par l’élevage d’esclaves sur place en Amérique même, et le coolie-trade. Ces trois formes ont ainsi coexisté jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais la traite diminua peu à peu sous l’effet de son interdiction par le gouvernement britannique, depuis 1807.
Or, il importe de rappeler que le « racisme » n’a pas préexisté à l’esclavage des captifs Africains déportés en Amérique pour y être mis en esclavage. Non, le « racisme » n’est pas une donnée de nature, éternelle et muette ainsi que la matière. Ainsi, dans la colonie française de Saint-Domingue, la plus importante île à sucre et à esclaves de l’empire du roi de France, cette barrière de couleur s’est présentée d’abord comme un « préjugé politique », se prétendant nécessaire pour assurer l’ordre colonial esclavagiste, et visait les colons métis depuis les années 1750, donc la partie métissée des libres. Puis, ce « préjugé politique » s’est transformé en « racisme » lorsque la Révolution de Saint-Domingue/Haïti a mis à l’ordre du jour de l’histoire universelle, en 1804, son expérience de république indépendante fondée sur le refus du colonialisme et l’affirmation de l’égalité de l’épiderme [9].
Ce fut cette menace qui poussa le parti colonial a prendre en mains l’abolition de l’esclavage, afin de la mettre au service des colons, et l’idée du « racisme » s’est imposée dans le but de subalterniser les esclaves, qui allaient être affranchis, afin qu’ils ne puissent recevoir les moyens de développer leurs facultés, par manque d’instruction et de formation professionnelle autres que celles que leurs anciens maîtres se préparaient à leur donner pour en faire une main-d’œuvre salariée.
On peut ajouter que, sur le continent Amérique, cette nouvelle politique coloniale « raciste » a particulièrement bien réussi cette prise en mains tout au long du XIXe siècle : on constate en effet, que la lutte des colonisés à l’indépendance s’est trouvée réduite aux deux seules expériences d’Haïti, en 1804, et du Paraguay en 1811 [10] et que les autres abolitions de l’esclavage ont été étroitement contrôlée au service des maîtres.
Le « racisme » a bien une histoire, celle de l’idée d’infériorité portée sur une partie de l’humanité en raison d’un trait physique, comme ce fut le cas avec la couleur de l’épiderme. Il n’a cependant pas toujours existé : il a eu un commencement à un moment précis et peut donc avoir une fin et ceci intéresse tous ceux qui le subissent et/ou le combattent.
La réfutation par J-F. Niort de quatre autres idées reçues permet d’éclairer l’esprit du législateur de 1685. Les voici :
« Le Code noir fait de l’esclave une chose.
L’esclave dans le Code noir n’a pas de personnalité juridique.
Le Code noir autorise le maître à mettre à mort son esclave.
Le Code noir est resté en vigueur dans sa version initiale jusqu’à 1848 ».
L’auteur insiste sur l’interprétation largement répandue et reprise par les médias selon laquelle ce qui apparaît le plus « odieux » dans le Code noir serait de ravaler l’esclave « au rang de chose ou d’animal » et de lui refuser son « humanité » [11] et ajoute que cette vision est véhiculée par la lecture qu’en a faite L. Sala-Molins dans son ouvrage déjà cité.
Or, ce n’est pas le cas, souligne longuement l’auteur, puisqu’il y a reconnaissance de l’humanité de l’esclave et de ses facultés humaines dans l’Édit de 1685, comme le révèlent les prescriptions religieuses concernant baptême, instruction, mariage avec des libres, jours de repos, enterrement, mais aussi l’ingérence des lois du roi dans les relations maître/esclave, qui viennent limiter le pouvoir « despotique [12] » du maître, c’est-à-dire personnel et exclusif sur « sa propriété ».
L’auteur précise encore que l’Édit de 1685 oblige le maître à prendre soin de son esclave et lui interdit de le torturer, mutiler ou tuer, ce pouvoir étant réservé au roi (art. 42 et 43).
J-F. Niort insiste sur l’influence du droit romain sur le législateur de 1685, ce qui lui permet d’explorer cette « incohérence » que constitue ce traitement contradictoire de l’esclave, reconnu à la fois dans son humanité et traité comme un bien meuble vendable, achetable pour sa force de travail manuel et/ou intellectuel : c’est sa valeur économique qui le chosifie en en faisant une propriété privée de son maître [13]. L’auteur conclut qu’il existe bien une contradiction entre morale et droit, présente dans le droit romain, et reproduite dans l’Édit de 1685. Voyons de plus près cette intéressante analyse.
Le droit romain reconnaissait l’humanité de l’esclave selon le « droit naturel » qui veut que tous les individus du genre humain naissent libres, mais ne le restent pas forcément et c’est le droit positif sous la forme du « droit des gens » (dont le droit de guerre) qui s’impose au « droit naturel » et permet de faire d’un humain, vaincu à la guerre, un esclave : il y a ainsi deux statuts juridiques, les « humains libres » et les « humains esclaves » et ce dispositif est repris dans l’Édit de 1685, qui ne connaît aussi que deux statuts dans les colonies du roi de France : les libres et les non libres.
Ainsi, dans la conception romaine, on naît libre, ce qui n’assure pas de le rester : le « droit naturel » est, ici, subordonné au droit positif.
J-F. Niort souligne ensuite clairement ce que fut la Révolution des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont l’Article 1 exprime « une révolution juridique », c’est-à-dire éthique et politique : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Ce sont les termes « et demeurent » qui contiennent cette révolution juridique, en permettant de contraindre les pouvoirs publics à respecter les principes du droit naturel déclaré : maintenant, la politique sera subordonnée à l’éthique.
« Une telle philosophie juridique, précise l’auteur, qui renverse le rapport de force entre droit naturel et droit civil, exclut dorénavant toute réduction en esclavage [14]. »
Et, lorsque le contexte le permit, la Convention montagnarde abolit l’esclavage dans toutes les colonies françaises, le 16 pluviôse an II - 4 février 1794, et sans indemnités aux maîtres conformément à la conception de la liberté humaine de droit naturel.
Ce « renversement du rapport de force entre droit naturel et droit civil » fut le processus révolutionnaire lui-même, mais pas seulement en France, dans les colonies également et ce fut la Révolution de Saint-Domingue/Haïti qui parvint à mener une lutte de libération contre le système colonialiste, esclavagiste et ségrégationniste.
Toutefois et somme toute curieusement, dans ces deux ouvrages, J-F. Niort ne mentionne pas même la Révolution de cette colonie, pourtant la plus importante des possessions esclavagistes du roi de France par sa population et ses riches colons sucriers ! Or, ce fut bien l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue, commencée en août 1791, qui parvint à proclamer, sur place et avec ses alliés libres de couleur, l’abolition de l’esclavage en août et septembre 1793, puis à élire une « députation de l’égalité de l’épiderme », comme elle se nomma, pour aller proposer une alliance à la République française, de souverain à souverain - et non comme l’imaginent certains pour redemander des chaines colonialistes à la métropole !!!
On sait aussi que rien n’est jamais acquis « pour toujours » et qu’il faut, par contre, continuer de lutter pour maintenir les acquis ! On peut aussi perdre et ce fut le cas avec l’échec de la Révolution des droits naturels en France, à partir de Thermidor (27 juillet 1794), qui renversa le parti de la Montagne et ouvrit un processus contre-révolutionnaire en rétablissant, peu à peu, une politique colonialiste esclavagiste [15].
En 1802, Bonaparte qui venait de prendre le pouvoir en France par un coup d’état militaire, voulut reconstituer un empire colonial en Amérique et envoya deux corps d’armée reconquérir Saint-Domingue, devenue indépendante de fait depuis. Mais Bonaparte fut battu et perdit 60.000 hommes. Le peuple de Saint-Domingue proclama son Indépendance et prit le nom de République d’Haïti en 1804.
Par contre, la Guadeloupe et la Guyane, qui s’étaient libérées depuis juin 1794, furent remises en esclavage.
Bonaparte ne restaura pas seulement l’Ancien régime colonial esclavagiste, il y ajouta ce qu’un parti de colons réclamait au XVIIIe siècle : la barrière des couleurs, en réservant les droits civils et politiques aux « blancs » [16].
Apparurent ainsi trois statuts juridiques dans cette nouvelle législation et si l’on reprend l’Édit de 1685 dans sa version guadeloupéenne, il n’existait sous l’Ancien régime que deux statuts juridiques, les libres et les non libres comme on l’a vu précédemment. Le roi de France pratiquait une politique d’assimilation entre les affranchis et ses sujets libres. Cette politique fut remise en question par les progrès du « préjugé de couleur » dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais n’aboutit pas à une modification des statuts des personnes dans les colonies esclavagistes d’Amérique. Le juriste Moreau de Saint-Méry tentait encore d’obtenir ce troisième statut intermédiaire entre libres et non libres, lors du débat de mai 1791 sous l’Assemblée constituante, mais n’y parvint pas [17] !
Or, des termes racistes sont clairement introduits dans l’arrêté Richepanse du 17 juillet 1802 : « Article 1er : Jusqu’à ce qu’il soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté dans l’étendue de cette colonie et dépendances que par les Blancs [18]. »
N’y a-t-il pas, là, une innovation juridique consulaire avec l’introduction d’un statut intermédiaire entre libres et non libres, celui des libres de couleur, qui n’avaient pas les même droits que les « blancs », et préparait pour les colonies un nouvel ordre juridique esclavagiste et ségrégationniste ?
Je voudrais revenir ici sur cette question restée dans l’ombre : pourquoi l’esclavage était-il interdit dans le Royaume de France et depuis quand ?
J-F. Niort a noté que le droit du royaume libérait tout esclave qui y posait le pied et que Colbert, lorsqu’il préparait le fameux édit, reconnaissait lui-même que légiférer sur l’esclavage était une matière « nouvelle et inconnue » [19]. Pourquoi cet interdit ?
La réponse se trouve dans l’histoire de la formation de la monarchie médiévale, non seulement dans le Royaume de France, mais dans tout le domaine ouest-européen, qui correspond à l’ancien territoire occupé par l’Empire romain d’Occident esclavagiste.
Pour introduire la question, revenons sur la contradiction du droit romain, développée plus haut, qui reconnaît l’humanité de l’esclave, mais lui refuse la personnalité juridique, J-F. Niort cite la profonde remarque de Jean Carbonnier : « Cette qualité d’homme reconnue à l’esclave fera plus tard exploser l’esclavage [20] ».
En effet, et ce fut la révolte de Spartacus qui ouvrit ce processus d’explosion de l’esclavage et provoqua la chute de la République romaine et le passage à l’Empire. Ce dernier entra bientôt dans une profonde crise qui dura plusieurs siècles. Ce n’est pas une affaire aisée que de sortir de l’esclavage ! Et cette « sortie » se fit à l’occasion des « invasions barbares », pénétrant dans l’Empire par vagues successives, qui devinrent de plus en plus violentes à partir du IVe siècle après J-C. Ce fut dans ce contexte qu’une nouvelle société parvint à prendre consistance, fondée sur le refus de l’esclavage précisément, mais aussi sur la victoire militaire contre les Romains.
Ces mélanges de peuples conquis, de Romains et de Barbares, permirent de brouiller la structure sociale maîtres/esclaves. C’est ainsi que le nom de Franc, celui d’un des récents peuples envahisseurs qui remporta la victoire finale sur les Romains, perdit sa signification ethnique pour celle de « libre », avec la suppression de l’esclavage et l’effondrement de l’Empire. Le mélange des langues fut revendiqué comme un élément constitutif de cette victoire : les nouveaux peuples ne parleront pas la langue des maîtres, le latin, mais leurs propres langues mélangées [21].
De nouvelles formes sociales apparurent et, parmi elles, celle de rapports féodaux qui imposèrent une forme de rente en travail au paysan devenu serf. Le mot serf se forma à partir du latin servus, qui signifie esclave. La proximité entre les mots serf et servus posait aussi la question suivante : le renversement de l’esclavage romain n’avait-il servi à rien ? À partir du XIe siècle, cette nouvelle forme de domination provoqua une nouvelle révolte qui partit des campagnes et dura jusqu’au XIVe siècle ! Les paysans réclamaient un statut de liberté contre celui de serf pour les personnes et celui d’alleu pour une terre libre de toute rente.
Un compromis sortit de cette lutte, celui de la féodalité à cens. Les paysans, organisés en communauté villageoise, imposèrent aux seigneurs des chartes renfermant les droits des deux parties : seigneurs et communautés paysannes partageaient ainsi un faisceau de droits différents sur une même terre appelée seigneurie. Puis, ce mouvement de chartes se généralisa dans toutes les catégories de la société : villes, monastères, noblesse, corps de métiers [22].
Ce fut dans ce contexte que réapparut au XIIe siècle, dans le milieu des juristes chargés d’exprimer l’esprit nouveau, le « droit naturel », mais cette fois comme principe éthique s’imposant à la politique, soit un premier renversement « du rapport de force entre droit naturel et droit positif », qu’effectua Gratien, à l’Université de Bologne [23].
Le dispositif du droit romain, soumettant le « droit naturel » au « droit des gens » en ce qui concerne la liberté humaine, était donc renversé en termes de droit. Et toutes ces communautés munies de chartes détaillant leurs « libertés et franchises », se constituèrent en personnalités juridiques.
Dans le Royaume de France qui nous intéresse ici, la monarchie comprit, au XIVe siècle, l’avantage qu’elle pourrait retirer en faisant de sa justice l’arbitre entre ces diverses communautés, protégeant leur personnalité juridique. Le monarque reconnut encore « le droit naturel de liberté de ses sujets » et s’engagea à le défendre contre toute tentative de rétablissement de l’esclavage ou du servage : c’est de cette nouvelle constitution royale que date l’interdit de l’esclavage dans le royaume [24].
Que J-F. Niort me permette d’exprimer mon désaccord avec lui sur un point précis : qu’est-ce ce qui a fait rompre l’engagement du roi contre tout retour à l’esclavage, en 1685, et légiférer à son sujet dans les colonies nouvellement conquises ? Je ne pense pas que pas cela soit dû à une conception de la personnalité juridique qui diffèrerait de la nôtre aujourd’hui, comme il l’avance [25], puisque celle-ci existait bien depuis le Moyen-âge. C’est, plus prosaïquement, parce que « le droit naturel de liberté » ne peut se défendre tout seul et a besoin de défenseurs ! Sa présence, ou non, dans les relations entre éthique et politique est bien le résultat des rapports de force en présence et l’on peut avancer qu’au XVIIe siècle, l’offensive impérialiste, ouverte par Richelieu, et qu’ensuite Louis XIV accepta de poursuivre, résulta d’un choix politique parfaitement conscient, qui exprimait la lutte entre le parti colonial esclavagiste et ceux qui s’y opposaient. Et ces derniers ne furent pas les plus forts.
Les juristes au service de la conquête coloniale choisirent de reproduire le dispositif du droit romain dans lequel le « droit naturel de liberté humaine » est subordonné au droit positif [26]. Mais là où l’on aperçoit encore le rôle d’arbitre de la monarchie, hérité du Moyen-âge, c’est précisément dans l’ingérence que le roi a imposée, dans l’Édit de 1685, aux relations maître/esclave.
On peut dire que ce qui est rétrograde dans l’Édit de 1685 c’est bien la restauration du dispositif du droit romain, qui annule la place du « droit naturel » dans son renversement médiéval, mais non pas l’arbitrage royal entre maître et esclave, qui vient limiter le pouvoir despotique du maître. C’est évidemment peu, mais le fait est là et c’est aussi la raison pour laquelle interpréter l’Édit de 1685 comme le texte le plus odieux qui ait jamais existé dans les systèmes esclavagistes, c’est ne pas apercevoir les contradictions propres à la monarchie française, aux prises avec ses principes constituants, qu’elle détruit de ses propres mains, pour satisfaire les intérêts des colons esclavagistes au prix des droits de l’humanité.
C’est ne pas voir encore que les sociétés esclavagistes, qui laissent tout son pouvoir privé au maître sur ses esclaves, abandonnent ces derniers au despotisme absolu des premiers.
Soyons clairs : du point de vue du droit naturel de liberté propre à l’être humain, une société esclavagiste constitue, par définition, un crime contre ce droit, comme l’a si bien dit Las Casas, qui dénonça la conquête du Nouveau Monde dès 1492, et lutta toute sa vie contre l’esclavage et l’impérialisme, en s’adressant au prince Philippe, fils de Charles-Quint :
« Lorsque votre Altesse aura vu ce résumé et aura compris la monstruosité de l’injustice faite à ces êtres innocents que l’on détruit sans cause ni raison si ce n’est la cupidité et l’ambition de ceux qui commettent des actes aussi abominables, elle voudra bien supplier efficacement sa Majesté (son père) et la persuader de refuser à qui les demanderait des entreprises aussi nuisibles et aussi détestables. Que sa Majesté impose plutôt à cette demande infernale un silence perpétuel, en inspirant une telle crainte que nul, dorénavant, n’ose seulement en parler. [27] »
Et pour conclure, que l’on me permette d’ajouter que le choix de la date de commémoration de l’abolition de l’esclavage pose question puisqu’il y en a eu deux : celle de 1793-1794, fruit de l’alliance entre le Nouveau peuple de Saint-Domingue et la République française de l’époque, et celle de 1848. Ces deux abolitions ne se ressemblent pas, mais le choix fait depuis 1998 a décidé qu’entre les deux il y en aurait une bonne et une mauvaise ! Et encore, fallait-il en élire une et répudier l’autre ?
Or, il faut rappeler rapidement, car je ne peux développer la question ici, que celle de 1793/1794 s’est produite dans un contexte de refus du colonialisme et proclama la liberté des personnes et des peuples dans toutes les colonies françaises. Tandis que celle de 1848 se réalisa dans un contexte colonialiste, au service des colons, qui furent indemnisés et non les victimes du système, et uniquement dans les « vieilles colonies », dont les Petites Antilles, mais ne concernait pas les colonies nouvelles d’Afrique et d’Asie ou la politique impérialiste se garda bien d’introduire un « droit esclavagiste » et pratiqua, en silence, « le travail forcé [28] »...
Pour finir, je tiens à souligner tout l’intérêt du travail sérieux et précieux de J-F. Niort, concernant la mise au net des textes de cet Édit de 1685 et de ses évolutions, mais aussi pour avoir éclairé le contexte de sa rédaction initiale. Son travail de référence au droit romain est particulièrement pertinent et bienvenu pour permettre de mieux comprendre la très longue histoire de l’esclavage, mais aussi rendre plus accessible l’esprit des législateurs et la signification de l’absence de lois. Et je salue d’autant plus son courage pour avoir ouvert le débat sur les idées reçues qu’il a analysées de façon convaincante, en s’appuyant sur des preuves scientifiques.
Si j’ai exprimé quelques points de désaccord avec son travail actuel et ouvert d’autres perspectives, il faut y voir l’effet des indispensables débats sur des questions d’autant plus difficiles qu’elles buttent sur l’occultation prolongée de cette histoire du colonialisme esclavagiste et des préjugés accumulés à différentes époques, dont le travail de démêlage est particulièrement complexe. Mais c’est aussi par ces discussions amicales faites dans un esprit de réciproque respect que nous pourrons enfin y voir plus clair.
Article également publié par www.perspektives.org le 18 mai 2015.