Jeanne ODO ou l’humanité des Africains, deux portraits 1791 – 1794

, par  Florence Gauthier
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La figure de Jeanne ODO apparaît dans les sources écrites au début du mois de juin 1793. À Paris, le lundi 3 juin, au lendemain même de la Révolution des 31 mai – 2 juin 1793, la Société des Amis de l’Égalité et de la Liberté, séante aux Jacobins [1], recevait une délégation de citoyens de couleur qui venaient lui proposer de soutenir leur demande d’un décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. La délégation était conduite par une femme, âgée de 114 ans, entourée de soldats de la Légion des Américains qui jouaient de la musique et portaient un drapeau, « signal de l’union ». Voici le témoignage du Journal de la Montagne :

« Le bataillon des colonies entre et défile dans la salle, au bruit de la musique guerrière et des applaudissements universels.
Une citoyenne de couleur, âgée de 114 ans, est portée à la tribune » [2].

Cette femme âgée est installée à la tribune aux côtés du président de séance en marque de respect. Le journal précise ensuite que les membres de cette délégation demandent à être admis dans la Société des Amis de l’Égalité et de la Liberté :

« L’Orateur de la députation. Citoyens, je vous présente nos braves Français des colonies. Ils désirent porter le nom de Jacobins ; il est déjà gravé dans nos cœurs. Je vous présente une petite fille de 114 ans (applaudissements). Cette respectable mère ne veut mourir que républicaine : elle vient prêter son serment civique au milieu des patriotes.

Le président. Vous venez de faire deux actions infiniment louables en protestant à la fois de votre amour de la liberté et de votre respect pour la vieillesse ; vous méritez d’être exceptés des formes établies pour l’admission dans notre sein.

Maure. C’est un jour glorieux que celui de l’union des Français et des Africains. On verra que les Français n’estiment pas les hommes par leur couleur, mais par leurs sentiments ».

La délégation présente ensuite sa seconde demande qui n’est autre que l’abolition de l’esclavage dans les colonies. L’orateur se présente comme le porte-parole d’un « grand peuple », celui des Africains mis en esclavage dans les colonies d’Amérique, luttant lui aussi pour la liberté, et qui propose une « union » avec les révolutionnaires de France. La Société des Amis de l’Égalité et de la Liberté qui vient de participer pleinement à la Révolution des 31 mai – 2 juin et reçoit, ce 3 juin, la délégation des citoyens de couleur va-t-elle répondre favorablement à l’ensemble des demandes et propositions qui lui sont faites ? Le journal poursuit :

« L’orateur du bataillon prononce le discours suivant : les Français ont brisé les fers de l’esclavage, et tous les peuples de l’univers suivront leur exemple ; mais le nègre est entouré des ténèbres du despotisme. Notre sang ne crie-t-il pas vengeance à l’oreille de l’humanité ? Tendez les mains à ces jeunes cœurs, ils auront le courage de briser les chaînons de la servitude. Vous n’avez jamais oublié que la vengeance nationale est le premier devoir des peuples.

Je suis l’organe d’un grand peuple. Il m’a envoyé vers vous pour vous déclarer qu’ils veulent être libres ; il m’a envoyé vers vous pour déposer dans votre sein le signe de l’union. J’en fais hommage à la patrie ; mes chers frères, recevez-le. Ce drapeau sera le gage du serment que nous faisons de vivre libres et de mourir pour la république ».

Le Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins souligne que le président engagea la Société à soutenir l’abolition de l’esclavage réclamée par la délégation des citoyens de couleur :

« Le président. Vous désirez la liberté sous la zone torride. Vous avez dit que vous arrosiez de vos larmes ce sol de la servitude. Vous deviendrez libres puisque vous avez réclamé l’appui d’une société qui veut la liberté.

Le président donne, au milieu des applaudissements, le baiser fraternel aux citoyens et citoyennes composant la députation, et les invite à la séance » [3].

La Société des Amis de l’Égalité et de la Liberté s’était engagée à abolir l’esclavage dans les colonies et fraternisait avec les citoyens de couleur qui furent admis dans son sein, avec la citoyenne âgée de 114 ans.

Plusieurs points réclament des éclaircissements. Qui sont ces citoyens de couleur ? Qui est cette « citoyenne âgée de 114 ans » qui les conduit ? L’orateur de la délégation a offert à la Société séante aux Jacobins un drapeau qu’il désigne comme le « signal de l’union ». Qu’est-ce donc que ce drapeau ?

Qui sont les citoyens de couleur ?

En juillet 1789, les colons de la partie française de Saint-Domingue résidant à Paris, obtinrent une représentation à l’Assemblée constituante. Après discussion, l’Assemblée décida que ces colons ne représentaient pas l’ensemble de la population de la colonie, formée d’environ 500 000 esclaves, 30 000 libres de couleur et autant de colons blancs, mais seulement la population des colons blancs qui obtint une représentation de six députés pour Saint-Domingue. Des gens de couleur qui se trouvaient en France décidèrent alors de se former en Société des Citoyens de couleur, afin d’obtenir une représentation de cette partie de la population des colonies françaises d’Amérique à l’Assemblée constituante.

Depuis les années 1750, des colons blancs de Saint-Domingue menaient une guerre ouverte contre les libres de couleur et cherchaient à épurer la classe des maîtres de ses éléments métissés. Un des objectifs de ce parti ségrégationniste était d’obtenir, par une politique de discrimination fondée sur le préjugé de couleur, les moyens de s’emparer des biens de ces colons métissés. Ce parti ségrégationniste réussit à exclure les libres de couleur du droit de vote lors de l’élection des assemblées coloniales. Les premières mesures prises par l’assemblée générale de Saint-Domingue, furent d’interdire aux libres de couleur de sortir de leurs paroisses sans autorisation et d’être armés. Ces mesures, suivies d’agressions physiques, provoquèrent la guerre civile au sein de la classe des maîtres. Dès la fin de l’année 1790, des libres de couleur avaient dû prendre la fuite, afin d’échapper à leurs persécuteurs, et créèrent des zones de refuge dans chacune des trois provinces de la colonie.

Tandis que la guerre civile déstabilisait la classe des maîtres à Saint-Domingue, la Société des citoyens de couleur de Paris se trouvait, elle aussi, en butte au club Massiac, porte-parole du puissant lobby colonial, esclavagiste et ségrégationniste. Les colons de Massiac craignaient que les progrès de la Révolution et les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, votée le 26 août 1789, conduisent à des remises en question de l’esclavage et du préjugé de couleur.

De son côté, la Société des Citoyens de couleur s’appuyait sur les principes de la Déclaration des droits. L’Assemblée constituante lui avait ouvert une voie, en ne reconnaissant aux colons blancs qu’une représentation de la partie blanche de la population des colonies. Elle avait fait plus en recevant cette Société le 22 octobre 1789 qui lui demandait une représentation des gens de couleur. La réception fut chaleureuse et les citoyens de couleur crurent que leur demande aboutirait.

Mais non ! Le club Massiac pesa de toutes ses forces, nombreuses, pour faire taire et oublier la Société des Citoyens de couleur. De novembre 1789 à mars 1790 le club Massiac provoqua une campagne assourdissante en faveur du maintien de l’esclavage dans les colonies et mobilisa son immense réseau, depuis le ministère de la marine jusqu’aux ports maritimes, afin d’effrayer les députés, comme l’opinion, par des visions apocalyptiques si, d’aventure, l’on touchait au régime des colonies.

Un des principaux animateurs de la Société des Citoyens de couleur, Julien RAIMOND, entreprit alors d’informer, en France même, une opinion publique fort ignorante des réalités coloniales. Correspondant avec sa famille et ses amis, il put informer les révolutionnaires de la situation de Saint-Domingue, en proie à la guerre civile, comme des conséquences de la politique que l’Assemblée constituante avait adoptée en soutenant le lobby colonial et en suivant le parti des LAMETH et BARNAVE [4].

Lors du grand débat sur le problème colonial qui se produisit du 11 au 15 mai 1791, l’Assemblée constituante vota, le 13 mai, un décret qui constitutionnalisait l’esclavage dans les colonies, puis le 15 mai un décret qui divisait la catégorie des libres de couleur, en ne reconnaissant les droits politiques qu’à ceux qui étaient nés de père et de mère libres. Notons que cette bien mince ouverture fut combattue par le lobby colonial et l’Assemblée lui céda en supprimant ce décret du 15 mai, le 24 septembre 1791, abandonnant ainsi les gens de couleur au pouvoir du parti ségrégationniste.

Les décrets du 13 mai et du 24 septembre 1791 répondaient favorablement aux campagnes des colons esclavagistes et ségrégationnistes. Cependant, grâce aux interventions efficaces de la Société des Citoyens de couleur et à ses alliés du côté gauche, des discussions et des éclairages sur les réalités coloniales s’étaient fait entendre et commencèrent à ébranler sérieusement l’opinion publique, un nombre croissant de députés et la confiance dans le parti dirigeant des LAMETH et BARNAVE.

Et puis, un événement considérable rendit caduque la politique de l’Assemblée constituante au moment même où elle achevait la Constitution de 1791 : ce fut l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue. En effet, la guerre civile qui laminait la classe des maîtres blancs et de couleur à Saint-Domingue avait considérablement affaibli l’ordre militaire qui maintenait la société esclavagiste. Les milices locales, qui jouaient un rôle essentiel dans ce maintien de l’ordre, se trouvaient volatilisées depuis que les libres de couleur avaient été désarmés. Ces derniers commençaient à prendre conscience de leur nouvelle situation et de la double menace que représentaient le parti ségrégationniste et celui des esclaves dont ils étaient aussi des maîtres. Certains de ces libres de couleur étaient prêts à s’allier avec les esclaves.

De leur côté, les esclaves avaient, eux aussi, analysé la situation. Lorsque les premières zones de refuge se formèrent, des esclaves rejoignirent les libres de couleur, de leur propre chef, suggérant eux-mêmes cette possibilité d’alliance. Toutefois en 1791, dans la province du Nord, des esclaves pensèrent que l’effondrement de l’ordre militaire des maîtres leur offrait une occasion unique pour passer à l’action et affirmer leur autonomie.

Dans la nuit du 22 au 23 août 1791, profitant d’une réunion de l’Assemblée coloniale dans la ville du Cap, l’insurrection commença. Et cette fois-ci elle dura, les forces de répression n’étant plus en état de l’écraser [5].

En France, la Société des Citoyens de couleur poursuivait son travail d’information et de publication de correspondances sur l’évolution de la Révolution de Saint-Domingue. Julien RAIMOND cherchait à rapprocher les révolutionnaires des deux rives de l’Atlantique et à préparer les esprits à construire un gouvernement populaire à Saint-Domingue et à reconstruire la société future sur de nouvelles bases. On peut mesurer la difficulté d’une telle entreprise lorsque l’on prend en considération le fait que, dans les sociétés esclavagistes d’Amérique, il n’existait aucun rapport de droit. C’était la force seule qui régissait les relations entre maîtres et esclaves d’une part et entre colons blancs et libres de couleur d’autre part. Le gouvernement colonial était militaire avec, à sa tête un gouverneur général qui commandait les forces armées, pour maintenir l’ordre esclavagiste, aidé au niveau local par les milices paroissiales, formées directement par les planteurs eux-mêmes.

En France, la Révolution du 10 août 1792 renversait la Constitution de 1791.

Le 7 septembre 1792, Julien RAIMOND proposa à l’Assemblée la formation d’une Légion de volontaires américains qui serait formée de gens de couleur résidant en France, pour participer à la défense de la Révolution. Cette Légion des Américains se présentait à la fois comme formée de citoyens français et comme un corps militaire spécifique avec son drapeau. Elle représentait la Révolution de Saint-Domingue participant, aux côtés de la Révolution de France, à leur lutte commune. La Société des Citoyens esquissait ici une proposition d’alliance entre les deux peuples.

Le projet de Légion des Américains fut accepté et la Légion formée le 6 décembre suivant [6]. Parmi les officiers de cette Légion des Américains figurait le chevalier de SAINT-GEORGE, escrimeur célèbre et musicien fort apprécié à l’époque [7].

La Légion des Américains participa aux campagnes menées par la Convention girondine, puis, au printemps 1793, elle reçut l’ordre de se dissoudre et les soldats celui de rentrer dans leurs foyers dans les colonies. Ils s’y opposèrent car ils refusaient de prendre le risque d’être mis ou remis en esclavage. La Convention les entendit puisqu’elle révoqua son ordre le 15 mai 1793.

Le 17 mai, ces soldats américains publiaient une Adresse à la Convention nationale, à tous les clubs et sociétés patriotiques pour les Nègres détenus en esclavage dans les colonies françaises d’Amérique [8]. Ce texte est rédigé au nom d’un million d’esclaves qui réclament des législateurs un décret abolissant l’esclavage dans les colonies françaises, selon les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ce décret sera envoyé aux commissaires civils, représentants officiels de la République en Amérique :

« Ainsi, un décret confirmatif, à l’appui de ceux déjà rendus, fera rentrer tout dans une égalité utile et indispensable ; à quoi nous concluons que la présente soit rédigée en motion par votre comité de législation, et sur icelle, rendu un décret, qui déclare libre tout habitant des colonies françaises, soumises à la république, et sous la protection de ses lois, ainsi que ceux qui s’en seront absentés et qui y resteront : enfin, que l’esclavage est aboli pour tous les nègres des colonies françaises : que désormais aucun maître n’aura droit sur ces hommes, qu’en ce qui sera convenu de gré à gré pour leur salaire et leur travail ; et pour que personne n’en ignore, que copie de la présente soit imprimée et envoyée de suite aux commissaires civils, représentants de la république en Amérique, à chaque communauté et cantons, afin de disposer les uns et les autres à l’amitié qui doit désormais régner entre tous.

Par ce moyen, vous vous couvrirez d’une gloire immortelle, et vous ramènerez la paix et la prospérité dans les colonies, qui vous envoient déjà leurs bénédictions » [9].

Les soldats et les officiers de la Légion des Américains qui avaient rédigé cette adresse furent soutenus par la Société des Citoyens de couleur et ce fut, ensemble, qu’ils menèrent leur campagne en faveur d’un décret d’abolition de l’esclavage dans les colonies. C’est ainsi qu’ils furent reçus par la Société des Amis de l’Égalité et de la Liberté, le 3 juin 1793, la citoyenne de 114 ans à leur tête.

Qui est cette citoyenne âgée de 114 ans ?

Le 4 juin 1793 la même délégation de citoyens de couleur fut reçue par la Convention et c’est ce jour-là que les sources nous apprennent qui était cette citoyenne âgée de 114 ans :

« Une députation est admise ; des hommes et des femmes de couleur défilent dans le sein de l’Assemblée, au son d’une musique militaire ; un étendard est porté devant eux ; un blanc, un mulâtre et un nègre y sont peints debout, armés d’une pique surmontée d’un bonnet de la liberté. On lit sur l’étendard cette inscription : Notre union fera notre force.

La députation exprime à l’assemblée le vœu que la liberté, agrandissant son domaine, plane sur les deux hémisphères.

Une femme noire est à la barre, appuyée sur le bras de deux pétitionnaires ; l’un de ces derniers annonce que cette femme a vu cent quatorze années.

L’assemblée rend un hommage respectueux à la vieillesse, en se levant tout entière.

Grégoire. Lorsque dans l’Assemblée constituante un vieillard de cent vingt ans vint du Jura la remercier à la barre d’avoir brisé le joug féodal sous lequel la tête de ses frères avait été si longtemps courbée, l’assemblée, par respect pour ce citoyen vénérable, s’est levée tout entière. Vous avez imité ce beau mouvement : le respect pour la vieillesse est une vertu qui, mère de toutes les autres, ne vous est point étrangère. Je demande que le procès-verbal fasse mention de ce mouvement.

J’ai une autre demande à soumettre à votre humanité et à votre philosophie. Il existe encore une aristocratie, celle de la peau : plus grande que vos prédécesseurs dont les décrets l’ont, pour ainsi dire, consacrée, vous la ferez disparaître. Je demande que le comité colonial nous fasse un rapport sur l’état de nos colonies.

Les propositions de Grégoire sont adoptées » [10].

L’article du Journal des débats précise le nom de la citoyenne de 114 ans :

« À son arrivée devant le bureau, l’orateur de la députation déclare qu’elle se nomme Jeanne ODO et qu’elle est née à Port-au-Prince. L’Assemblée rend un hommage respectueux à la vieillesse, en se levant tout entière, et le président, en signe de vénération, lui donne le baiser fraternel » [11].

À la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité comme à la Convention, les récits des journaux insistent sur le grand âge de Jeanne ODO et sur le respect que les deux assemblées lui ont manifesté. Le 4 juin, la Convention s’est même levée tout entière pour lui rendre hommage. De plus, on a lu que Henri Grégoire, député à la Convention et évêque constitutionnel, était intervenu pour rappeler que : « dans l’Assemblée constituante un vieillard de cent vingt ans vint du Jura la remercier à la barre d’avoir brisé le joug féodal sous lequel la tête de ses frères avait été si longtemps courbée », et que la Constituante s’était, elle aussi, levée tout entière devant lui.

Ce vieux serf du Mont-Jura avait 120 ans, Jeanne ODO 114. Deux fois de suite, les assemblées des représentants du peuple se sont levées tout entières, la Constituante devant un serf du Mont-Jura, la Convention devant une africaine esclave à Saint-Domingue. Que signifie ce rapprochement fait par Grégoire ?

Un serf du Mont-Jura âgé de 120 ans

Revenons en arrière. Nous avons rappelé que le 22 octobre 1789, la Société des Citoyens de couleur avait été reçue à l’Assemblée constituante. Or, juste avant de lui donner la parole, le président FRETEAU avait annoncé qu’un vieux serf du Mont-Jura, âgé de cent vingt ans, serait reçu le lendemain pour remercier l’Assemblée d’avoir aboli les vestiges du servage en France. Et le lendemain, la séance de l’Assemblée fut racontée dans Le Moniteur :

« On annonce un vieillard de cent vingt ans, né dans le Mont-Jura ; il désire voir l’assemblée qui a dégagé sa patrie de la servitude.

M. L’abbé Grégoire demande qu’en raison du respect qu’a toujours inspiré la vieillesse, l’assemblée se lève lorsque cet étonnant vieillard entrera.

Cette proposition est accueillie avec transport.

Le vieillard est introduit ; l’assemblée se lève ; il marche avec des béquilles, conduit et soutenu par sa famille, il s’assied dans un fauteuil vis-à-vis le bureau et se couvre. La salle retentit d’applaudissements.

Il remet son extrait baptistaire. Il est né à Saint-Sorbin de Charles JACQUES et de Jeanne BAILLY le 10 octobre 1669 » [12].

On sait que le servage fut aboli dans le Royaume de France entre les XIème et XIVème siècles et que la seigneurie, dans cette même période, prit une forme nouvelle [13]. Toutefois, dans certaines régions du Centre et de l’Est, des seigneurs avaient maintenu des formes de servage. Lors de la Nuit du 4 août 1789, l’Assemblée avait décidé d’abolir gratuitement ces vestiges serviles. C’était pour cette mesure précise que le serf du Mont-Jura était venu féliciter l’Assemblée.

Or, une petite brochure avait paru en 1789, au moment de la convocation des États généraux, intitulée Protestation d’un serf du Mont-Jura contre l’Assemblée des Notables, le Mémoire des Princes de sang, le Clergé, la Noblesse et le Tiers état, AU ROI [14]. L’auteur se présente comme le défenseur des serfs du Mont-Jura, abandonnés de tous, et propose qu’une représentation leur soit reconnue dans la réunion des États généraux. Il rappelle la condition de ces mainmortables dans ce texte qui prend ainsi l’allure du cahier de doléances des serfs du Mont-Jura et révèle que de nombreux seigneurs, soutenus par le milieu de la justice, étaient toujours disposés à maintenir le servage en France : « La Franche-Comté renferme cinq cents Terres, à cinq cents seigneurs : vingt-deux seulement sont dévoués au roi et reconnaissent les droits du Peuple. Ils viennent de donner en corps un exemple éclatant de Patriotisme. Les Parlementaires, les vautours de Thémis, ont déchiré cet acte d’adhésion. Magistrats mercenaires, Égoïstes ignorants, ils souffrent les tisons de la discorde ; ils lèvent l’étendard de la Révolte, plutôt que de rien perdre de ce qui peut arracher cette Province à la Servitude, à la féodalité ».

L’auteur pétitionne donc en faveur de l’élection d’un député serf pour représenter ses frères de servitude aux États généraux :

« Le Prince accorde à ses sujets un représentant par vingt mille hommes. Vingt mille Mainmortables n’auront-ils pas un Député ? Cette pétition semble appartenir rigoureusement à la Justice distributive. C’est un Serf du Mont-Jura qui doit représenter les Serfs, ses Pairs. Qui pourra mieux peindre la douleur que celui qui la souffre ! Si Louis XVI accueille avec bonté cette réclamation, il verra le Montagnard éloquent, gigantesque et mal accoutré, venir plaider lui-même la cause abandonnée de son Pays, dans l’Assemblée des États généraux ; comme au temps de Marc-Aurèle, le paysan du Danube vint haranguer le Sénat Romain » [15].

Il n’y eut pas de représentant des serfs dans l’assemblée des États généraux. Par contre la grande jacquerie de juillet 1789 exprima massivement son refus, non seulement des vestiges du servage, mais de l’ensemble de la féodalité. La suppression sans indemnité de la féodalité fut conquise au bout de cinq années de luttes incessantes de la paysannerie et aboutit enfin avec la législation montagnarde de juin et juillet 1793. La réception du serf du Mont-Jura, qui eut lieu à la Constituante le 23 octobre 1789, indiquait de façon hautement symbolique, que la nouvelle société était incompatible avec cette féodalité qui portait les strates vivantes de sa trop longue infamie. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen était incompatible avec une société d’ordres et de noblesse de sang qui obligeait, par exemple, les roturiers à se découvrir devant les nobles.

Julien RAIMOND membre de la Société des Citoyens de couleur, avait rencontré Grégoire dans le courant du mois de septembre 1789 et les deux hommes partagèrent une amitié profonde en luttant, ensemble, contre la société coloniale esclavagiste et ségrégationniste. On découvre que Grégoire se trouve l’organisateur de la réception du serf du Mont-Jura à l’Assemblée constituante. Il est fort probable que c’est lui qui a conseillé à Julien RAIMOND d’assister à la séance du 23 octobre.

Le 4 juin 1793 à la Convention, on retrouve une mise en scène comparable à celle du 23 octobre 1789. Le 4 juin, Jeanne ODO soutenue par des citoyens de couleur est présentée au bureau du président de séance. Comme le serf du Mont-Jura elle décline son nom, le lieu de sa naissance et son âge exceptionnel. Dans un cas comme dans l’autre, Grégoire met en avant le grand âge et le respect qu’il provoque pour obtenir l’hommage de l’Assemblée se levant tout entière. Or, il est fort probable que dans les deux cas, parmi les députés, il s’en trouvait plusieurs qui, imbus de leur noblesse de sang ou de couleur, ne s’étaient jamais levés ni devant un serf ni devant une esclave.

Grégoire avait obtenu cet hommage unanime en faisant appel au respect pour le grand âge. Mais ce grand âge indiquait aussi, symboliquement, la longévité d’autant plus insupportable et des formes serviles de la féodalité, et de celle de l’esclavage.

Le serf du Mont-Jura s’était assis devant les députés et avait remis son chapeau en signe d’égalité en droits. Jeanne ODO reçut du président de la Convention un baiser fraternel avant de la faire asseoir à ses côtés.

Ce que Grégoire avait mis en scène le 23 octobre 1789, comme le 4 juin 1793, c’était le refus définitif d’un monde où l’on naissait noble ou roturier, maître ou esclave, blanc ou noir au sens politique que le préjugé de couleur était en train de créer dans les colonies esclavagistes d’Amérique. Et plus précisément, c’était l’article 1 de la Déclaration des droits que Grégoire mettait en scène politique et sensible : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».

Quel est ce drapeau, « signal de l’union » ?

Le 4 juin 1793 à la Convention, le journal Le Moniteur avait noté : « un étendard est porté devant eux ; un blanc, un mulâtre et un nègre y sont peints debout, armés d’une pique surmontée d’un bonnet de la liberté. On lit sur l’étendard cette inscription : Notre union fera notre force ».

Le Journal des débats donne les précisions suivantes :

« Il (l’orateur de la députation) offre au nom de ses concitoyens un drapeau tricolore, dont la devise exprime l’horreur qu’ils ont vouée à la tyrannie et à l’anarchie, et dépose sur le bureau une adresse présentée au nom des nègres détenus en esclavage dans les colonies d’Amérique. Le président accepte le drapeau et accorde aux pétitionnaires la faveur de défiler devant la Convention. Ils traversent la salle au son d’une musique militaire. L’étendard tricolore est porté devant eux : un blanc, un mulâtre et un noir y sont peints debout, armés d’une pique surmontée du bonnet de la liberté. On lit sur l’étendard cette inscription, Notre union fera notre force » [16].

Le drapeau tricolore avec un noir peint sur la bande bleue, un blanc sur la bande blanche et un métissé sur la bande rouge, chacun debout, une pique à la main surmontée du bonnet de la liberté, avec la devise Notre union fera notre force, ce drapeau était celui de l’égalité de l’épiderme. Il est bleu, blanc, rouge comme le drapeau de la Révolution française qui signifie : suppression de la société divisée en trois ordres et affirmation de l’égalité en droits. Cependant, les trois couleurs de l’épiderme qui rythment ce tricolore expriment une autre singularité : dans les colonies, il n’y avait pas d’ordres, mais l’esclavage et le préjugé de couleur et ce tricolore signifie : destruction de la société coloniale, esclavagiste et ségrégationniste, affirmation de la liberté générale et de l’égalité de l’épiderme. Les fondements de la société nouvelle que la Révolution de Saint-Domingue dessinait se nourrissaient des principes universels de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en leur donnant un contenu pratique qui élargissait le genre humain, né libre et ayant des droits, aux Africains déportés en Amérique et mis en esclavage, ainsi qu’à leur descendance métissée et discriminée par le préjugé de couleur. Ce faisant, les blancs qui acceptaient ce nouveau contrat social retrouvaient leur humanité que la présence même de l’esclavage leur avait fait perdre. À l’époque, le terme régénération était utilisé pour exprimer ce relèvement dans l’humanité par l’égalité en droits.

Avec le drapeau de l’égalité de l’épiderme, la Société des Citoyens de couleur avait exprimé le lien entre les Révolutions de France et de Saint-Domingue, au moyen du tricolore et des principes universels de la Déclaration des droits, et leur singularité respective en dessinant la forme de ces principes universels en Amérique : la liberté générale et l’égalité en droits passent par l’égalité de l’épiderme.

Ce drapeau fut offert à la Convention qui accepta ce « signal de l’union » entre les deux révolutions. Elle rendit hommage à Jeanne ODO et à la députation et soutint les propositions de Grégoire, y compris celle de faire disparaître l’aristocratie de la peau. Elle prenait ainsi date publiquement en faveur de l’abolition de l’esclavage.

Au même moment à Saint-Domingue des évènements décisifs se produisaient. La Convention girondine avait envoyé un nouveau gouverneur, GALBAUD, avec des forces armées. À peine arrivé au Cap, GALBAUD tenta de désavouer les commissaires civils POLVEREL et SONTHONAX qui étaient en train de préparer l’abolition de l’esclavage. GALBAUD retourna son armée contre les commissaires qui allaient se faire écraser lorsque l’intervention des bandes d’esclaves insurgés leur sauva la vie. Le 23 juin 1793, GALBAUD battu prit la fuite et détermina le départ d’environ 10 000 colons blancs qui comprenaient que leur vie de planteur esclavagiste à Saint-Domingue était terminée.

Dans les jours qui suivirent la victoire des insurgés au Cap, des assemblées de nouveaux citoyens réclamèrent la liberté générale et réfléchirent aux moyens pratiques de sortir de l’esclavage en assurant l’existence des nouveaux libres. Le 29 août 1793, SONTHONAX se ralliait à la proclamation de l’abolition de l’esclavage dans la province du Nord et chargeait POLVEREL de la déclarer dans les provinces de l’Ouest et du Sud. La province du Nord décidait d’élire une députation qui irait porter la bonne nouvelle à la Convention en France et lui demander son soutien politique, afin de poursuivre la guerre contre les colons français esclavagistes, alliés aux Espagnols et aux Britanniques. Ces derniers venaient de débarquer dans deux points de l’île, les 19 et 21 septembre 1793, à l’appel des colons, dans le but de rétablir l’esclavage à Saint-Domingue.

Les élections de la députation eurent lieu le 24 septembre 1793. Six députés furent élus, deux noirs, deux blancs et deux métissés. Une partie de la députation s’embarquait pour la France. Non sans difficultés, car elle fut attaquée tout au long de sa route par le parti colonial qui fit tous ses efforts pour l’empêcher d’arriver vivante, elle atteignit Paris à la mi-janvier 1794.

J-B. Belley en costume de député, magnifique portrait par Girodet, 1794, Musée de Versailles

Le 15 pluviôse an II – 3 février 1794, la députation de Saint-Domingue entrait dans la Convention. Jean-Baptiste BELLEY-MARS député noir et combattant de la bataille du Cap, Pierre DUFAŸ député blanc et combattant de la bataille du Cap lui aussi, Jean-Baptiste MILLS député métissé, formaient le drapeau vivant de la liberté générale et de l’égalité de l’épiderme [17]. Premiers députés de l’histoire élus par des ci-devant esclaves devenus citoyens, ils faisaient une entrée insurrectionnelle dans la nouvelle conception de l’humanité qu’ils venaient d’agrandir. Le lendemain 16 pluviôse, après avoir entendu la députation de Saint-Domingue, la Convention déclarait « aboli l’esclavage des nègres dans toutes les colonies ».

Ce même soir, la députation de Saint-Domingue fut reçue à la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité à qui elle présenta le drapeau de l’égalité de l’épiderme : « Ils présentent un drapeau aux trois couleurs sur lequel sont peints un Noir, un Blanc et un Mulâtre » [18].

Le drapeau de la liberté générale et de l’égalité de l’épiderme avait été déployé des deux côtés de l’Atlantique comme le révèlent la Société des Citoyens de couleur, à Paris, et l’élection de la députation de Saint-Domingue. On sait encore que ce drapeau fut celui que prit Toussaint Louverture à partir de mai 1794 [19].

Dans la symbolique de la Révolution de Saint-Domingue qui était en train de s’inventer, Jeanne ODO représentait l’Humanité des Africains comme nous allons maintenant le voir.

Deux portraits de Jeanne ODO, 1791, 1794

Deux dessins complètent de façon significative les témoignages que nous avons pu recueillir sur Jeanne ODO.

Une estampe intitulée Discussion sur les hommes de couleur et accompagnée d’une légende détaillée, illustre le débat de mai 1791 à l’Assemblée constituante [20]. Le décor est en extérieur et montre les deux rives de l’Atlantique séparées par un océan livré à la tempête : le débat concerne les deux mondes, l’Europe et l’Amérique.

Estampe intitulée « Discussion sur les hommes de couleur », datée de mai 1791, sans nom d’auteur, eau-forte, 23 x 48 cm.

Au premier plan se trouvent les principaux intervenants. Au centre de l’estampe le texte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, présenté par Julien RAIMOND, est déchiré par un personnage non identifié par la légende. Le côté gauche de l’Assemblée constituante, qui est aussi le côté gauche de l’humanité entière, est représenté par des citoyens de couleur enchaînés par BARNAVE qui veut les livrer aux colons ségrégationnistes. Les citoyens de couleur se trouvent sous la protection de trois allégories célestes dans un ciel de lumière. Ces trois allégories sont l’Humanité, la Justice et la Raison et la légende précise qu’il s’agit respectivement de ROBESPIERRE, GRÉGOIRE et PÉTION.

Le côté droit de l’Assemblée est représenté autour de BARNAVE que l’on voit en train d’être carrément acheté par DILLON, député de la Martinique, au milieu des députés esclavagistes des colonies, de LAMETH et de l’abbé MAURY.

La délégation de la Société des Citoyens de couleur qui se trouve enchaînée a, à sa tête, une femme assise protégeant deux enfants. Cette femme est dans la position bien connue des artistes de l’allégorie de l’Humanité.

L’estampe présente ainsi deux allégories de l’Humanité. Dans le ciel, on rencontre l’Humanité-Robespierre en femme jeune, la poitrine dénudée et donnant le sein à un bébé. Sur terre, l’autre Humanité est une femme âgée et assise qui ne donne pas le sein à un enfant, mais qui ouvre ses bras protecteurs : voici Jeanne ODO qui symbolise l’Humanité des Africains que, précisément, le lobby esclavagiste et ségrégationniste refuse de reconnaître.

Nous découvrons, par l’image, que la Société des Citoyens de couleur avait déjà créé, en 1791 au moins, cette symbolique de l’Humanité des Africains, en mettant à la tête de ses manifestations publiques cette femme âgée protégeant des enfants et qui instruisait les spectateurs sur les réclamations de ces citoyens de couleur, nègres et métissés, à qui l’on refusait des droits de l’humanité [21].

Une autre image nous donne à voir encore Jeanne ODO. Il s’agit d’une esquisse attribuée à Charles THÉVENIN, intitulée La Convention abolit l’esclavage, 16 pluviôse an II [22]. Cette belle esquisse présente, non pas une « photographie » de la Convention, le 16 pluviôse an II – 4 février 1794, mais des tableaux historiques superposés qui racontent différentes étapes du processus d’abolition de l’esclavage et accordent une place importante à la Société des Citoyens de couleur et aux soldats de la Légion des Américains.

La Convention abolit l’esclavage, 4 février 1794, Musée Carnavalet, esquisse attribuée à Thévenin. On peut voir Jeanne Odo, image de l’humanité des Africains à la gauche du président.

Nous n’analyserons pas cette esquisse plus avant et nous limitons au personnage de Jeanne ODO.

On voit le président de la Convention en train d’annoncer le décret d’abolition. À sa gauche, une femme âgée est assise au bureau, vêtue et coiffée d’une manière proche de celle que l’on voit dans la gravure de 1791. Une petite fille est à ses genoux, sous sa protection. Derrière elle, un groupe de citoyens de couleur. On reconnaît Jeanne ODO en Humanité des Africains, assise au bureau comme le président de séance l’invita à le faire le 4 juin 1793 [23].

Nous apercevons ainsi que la symbolique de la Révolution de Saint-Domingue fut conçue et élaborée des deux côtés de l’Atlantique et que la Société des Citoyens de couleur joua un rôle notoire. Elle lutta contre la société coloniale esclavagiste et ségrégationniste et devint le véritable foyer, en France, de la lutte en faveur de l’abolition de l’esclavage.

Nous avons aperçu que Grégoire joua un rôle non négligeable. Les deux Révolutions, celle de France et celle de Saint-Domingue, se nourrissaient l’une de l’autre. Elles s’inspiraient de la source commune qu’était la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui offrait, à chacune, des moyens pour exprimer leur caractère universel aussi bien que leur singularité.

Pour conclure, laissons le lecteur méditer sur le fait suivant. En 1802, BONAPARTE devenu Premier consul, voulut reconstituer l’empire colonial de la puissance européenne qu’avait été le Royaume de France sous l’ancien régime. Il y parvint en Guadeloupe et à la Guyane, qui avaient connu l’abolition en 1794, et furent remises dans l’esclavage en 1802. Mais à Saint-Domingue, BONAPARTE connut un échec militaire, politique et moral retentissant. Il perdit deux corps d’armée entiers, soit près de 60 000 hommes, et échoua devant la résistance des nouveaux libres de Saint-Domingue qui les conduisit à l’Indépendance de la République d’Haïti le 1er janvier 1804.

Depuis 1794, Toussaint LOUVERTURE dirigea la guerre d’indépendance de Saint-Domingue contre les colons français et leurs alliés : il vainquit les Espagnols en 1795 puis les Britanniques en 1798, et unifia l’île en 1801. Le 7 juin 1802, LOUVERTURE fut arrêté sur ordre de BONAPARTE, conduit en France et emprisonné. Il mourut le 7 avril 1803 au Fort de Joux.

Il est assez curieux que le rétablissement de l’esclavage par BONAPARTE en Guadeloupe et en Guyane se soit accompagné de l’emprisonnement de LOUVERTURE, expression même de la lutte victorieuse des esclaves pour la liberté, au Fort de Joux, dans le Mont-Jura. Il y a ici comme une régression redoublée qui relie l’esclavage moderne au servage, ce dérivé de l’esclavage antique.

On peut aussi lire ces faits de façon positive. Le bonnet rouge de la liberté a symbolisé les Révolutions de France et de Saint-Domingue, et leur expérience d’alliance, interrompue par la victoire de la contre-révolution en France depuis le 9 thermidor an II – 27 juillet 1794. La première avait aboli la féodalité, sans indemnités, et de façon favorable aux paysans, la seconde avait aboli l’esclavage moderne, sans indemnités, et de façon favorable aux nouveaux libres. La première montrait que la sortie de la féodalité avait duré près de 15 siècles. La seconde mettait à l’ordre du jour de l’histoire du monde un processus de sortie de l’esclavage moderne qui dure encore.

[1D’où son nom de Club des Jacobins.

[2BNF 4-LC2-786, t. 1, Journal de la Montagne, n°5, daté du jeudi 6 juin 1793, l’an deuxième de la République française, séance du 3 juin, p. 38. Ce nouveau journal de la Société des Amis de la Liberté et de l’Égalité, dont LAVEAUX était le rédacteur, venait tout juste de commencer et son premier numéro datait du 1er juin 1793.

[3BNF 4-LC2-599, Journal des débats et de la correspondance de la Société des Amis de l’Égalité et de la Liberté, séante aux Jacobins de Paris, n 427, 5 juin 1793, p. 4. Ce journal donne une version très proche du Journal de la Montagne, avec toutefois quelques variantes. Les sources attestent la présence de MARAT et de ROBESPIERRE.

[4Sur la Société des Citoyens de couleur voir Florence GAUTHIER, « Le rôle de Julien RAIMOND dans la formation du nouveau peuple de Saint-Domingue ». 123ème congrès du CTHS, Paris, 1999, pp. 223-33 et L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des Citoyens de couleur, 1789-1791, Paris, Éditions du CNRS, 2007.

[5Sur l’insurrection des esclaves de Saint-Domingue voir C.L.R. JAMES, Les Jacobins noirs, trad. de l’anglais, Éditions Caribéennes, 1983 (1938) ; A. CÉSAIRE, Toussaint Louverture, La Révolution française et le problème colonial, Présence Africaine, 1961 ; L. HURBON éd., L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue. 22-23 août, 1791, Karthala, 2000, Colloque de Port-au-Prince.

[6Voir Le Moniteur du 9 septembre 1792, séance du 7 septembre et celui du 8 décembre 1792, séance du 6 décembre ; F. GAUTHIER, « Le rôle de la députation de Saint-Domingue dans l’abolition de l’esclavage », dans Les abolitions de l’esclavage, 1793-1794 1848, Presses Universitaires de Vincennes-UNESCO, 1995, pp. 199-211.

[7Joseph (1739-99) fait chevalier de Saint-George (sans s) par son père Guillaume de BOULLONGNE, était un proche de Julien RAIMOND. Voir sa biographie par Alain GUÉDÉ, Monsieur de SAINT-GEORGE, le nègre des Lumières, Babel, 1999, p. 268 sur la Légion des Américains.

[8Ce texte de 15 p. a été réédité dans La Révolution française et l’abolition de l’esclavage, Paris, EDHIS, 1968, t. 5, n°3.

[9Ibid., p. 14.

[10Le Moniteur, n° du 7 juin 1793, Convention nationale, séance du mardi 4 juin.

[11Journal des débats, n°260, cité dans Archives Parlementaires, séance du 4 juin 1793, t. 66, p. 56.

[12Le Moniteur, séance du 23 octobre 1789, n°77 du 22 au 26 octobre, p. 83. Rappelons que dans les années 1770, VOLTAIRE et CHRISTIN menèrent campagne en faveur des serfs du Mont-Jura qui subissaient les vestiges humiliants et pénibles du servage sous la forme de mainmorte. Le roi Louis XVI y fut sensible puisque, par l’édit du 8 août 1779, il abolit, sans indemnité, le servage sur le domaine royal. Il restait cependant de nombreuses seigneuries, ecclésiastiques en particulier, qui maintenaient ces vestiges, puisqu’on estime à environ un million le nombre des mainmortables dans le royaume en 1789.

[13Voir Marc BLOCH, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris-Oslo 1931 ; La Société féodale, Albin Michel, 1939.

[14L’auteur a indiqué le début de son nom : « Par le marquis de Vil** ». Il s’agit du marquis de VILLETTE. Ce texte de 15 p. a été réédité en fac-similé par EDHIS, s.d.

[15Ibid., p. 14 et 15.

[16Journal des débats, n°260, cité dans Archives Parlementaires, op. cit., séance du 4 juin 1793.

[17Sur la députation de Saint-Domingue voir F. GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992, 3ème Partie, « Liberté, égalité, fraternité », p. 127 et s. : « Le rôle de la députation de Saint-Domingue dans l’abolition de l’esclavage », art. cit.

[18Alphonse AULARD, La Société des Jacobins, Paris, 1895, t. 5, p. 638.

[19On sait aussi que DESSALINES, au moment de l’indépendance d’Haïti proclamée le 1er janvier 1804, changea le drapeau, retira la bande blanche et fit passer les bandes bleue et rouge de la verticale à l’horizontale. La devise de la République d’Haïti resta sous la forme L’Union fait la force.

[20Bibliothèque Nationale, Cabinet des estampes, Discussion sur les hommes de couleur, datée de mai 1791, sans nom d’auteur, eau-forte, 23 x 48 cm. Pour une étude exhaustive de cette illustration voir F. GAUTHIER, L’aristocratie de l’épiderme, op. cit., dans lequel on trouvera une analyse détaillée de cette estampe « Discussion sur les hommes de couleur », mai 1791.

[21MOREAU DE SAINT-MÉRY, député esclavagiste de la Martinique, fait mention de la Société des Citoyens de couleur et d’une femme parmi eux, de façon humiliante, dans Archives Nationales, AD XVIIIc 120, Considérations présentées aux vrais amis du repos…, 1er mars 1791 : « 80 individus dont quatorze se disaient de la Martinique, quatre de la Guadeloupe, un de la côte d’Afrique, un des îles de France et de Bourbon, et environ 60 de Saint-Domingue s’étaient présentés chez un notaire… Mais dans ceux-ci, il se trouvait une femme, puis des hommes venus en France en bas âge ; d’autres qui n’avaient ni domicile, ni bien aux colonies ; des mineurs, des domestiques, des esclaves ; enfin des hommes illégitimes qui n’ayant point de nom de famille, prenaient celui de leurs pères putatifs et y ajoutaient des qualifications de noblesse, pour réunir le ridicule à l’imposture », p. 9. Il est probable que la femme mentionnée soit Jeanne ODO.

[22Cette esquisse se trouve au Musée Carnavalet, à Paris. Philippe Bordes l’attribue à Charles Thévenin dans Musée de la Révolution de Vizille, Droits de l’homme et conquête des libertés, Vizille, 1986, p. 44 du catalogue de l’exposition.

[23Nous avons retrouvé une autre mention de Jeanne ODO. La Convention lui avait accordé une pension annuelle et viagère de 300 livres. Le 8 prairial an II – 27 mai 1794, la Convention décrétait un don de 100 livres en complément de sa pension « à la citoyenne Jeanne AUDOTTE, négresse native de l’île de Saint-Domingue, âgée de 114 ans », Archives Parlementaires, t. 91, séance du 8 prairial an II, p. 69, n°63.

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